Quelques pensées au sujet d’être Paris…

Je suis Paris, tout comme j’ai été Beyrouth, et Metrojet, et … tant d’autres : le Yemen, tous les jours depuis des semaines et des mois …

Je fouille ma mémoire … je récite intérieurement une liste de drames qui s’allonge, dans le temps, et dans l’espace …

La frustration, la colère, toute la gamme des émotions, au cours de cette soirée du 13 novembre, et à chaque fois que cela se produit …

Je me souviens …


Montréal. Aéroport de Dorval. Septembre 1971.

Comme tous les autres passagers, je m’installe dans mon siège, prêt pour le départ. J’ai 23 ans. C’est ma première envolée outremer vers l’Europe, sur un vol de la BOAC. Le temps passe. Les préposés à bord se retirent. On attend toujours. Puis une voix nous annonce que le départ sera retardé. De plus, on nous demande de sortir calmement de l’avion, rangée par rangée, et de suivre les directives des agents de bord qui nous guident dans les corridors qui nous avaient menés de l’aire d’embarquement jusqu’à l’avion quelques minutes plus tôt. Nous arrivons tous vers une salle où sont étalés nos bagages. On nous demande d’identifier chacun nos bagages, puis de nous retirer. Tous les passagers s’exécutent. Il reste deux valises, que personne ne réclame. Des agents de sécurité ( des policiers en civil ? ) surgissent de nulle part et les amènent avec eux. On nous instruit ensuite de retourner vers nos sièges.

De retour dans l’avion, on s’excuse du délai et on nous informe qu’un passager qui s’était enregistré le matin ne s’était pas présenté à l’embarquement. Ses bagages étaient toujours à bord. On voulait s’assurer de notre sécurité.

Je me souviens que, quelques années plus tôt, dans le cadre d’un cours de sociologie à l’université, j’avais rédigé une dissertation sur le crime politique et le terrorisme — des « terroristes » avaient posé des bombes dans les boîtes postales à Montréal dans les années 60. La Crise d’octobre 70 était toujours très présente dans mon esprit.


Ottawa-Gatineau, Juin 1985

Il faisait beau ce matin-là, un beau matin de début d’été.

J’écoute la radio, d’une oreille distraite : un bulletin de nouvelles fait état d’un avion qui aurait explosé au-dessus de l’Atlantique… un vol d’Air India, parti de Montréal en direction de Delhi, via Londres… Je monte du sous-sol jusqu’à la cuisine, où ma conjointe discute de tout et de rien avec sa sœur..

Je demande à ma conjointe quelles étaient les coordonnées du vol que ses collègues de travail avaient pris pour aller visiter l’Inde. Elle est intriguée de mon intérêt. Pourquoi lui cacher ce qu’elle apprendra plus tard dans la journée? C’est donc en ajustant mon intonation et en mesurant chacun de mes mots, en conjuguant toutes mes phrase au conditionnel, que je l’informe du bulletin de nouvelles que je viens d’entendre, en précisant que les renseignements sont succincts, en ajoutant qu’il pourrait s’agir probablement d’un autre vol… Quelques heures plus tard, les renseignements transmis aux nouvelles confirment que l’avion sur lequel ses amies — des collègues de travail, dont une avait une fille de huit ans — avaient pris place, avait été détruit en plein vol par une explosion.

Ma conjointe leur avait souhaité un bon voyage quelques jours plus tôt. Elle, qui caressait un rêve d’enfance de visiter un jour le continent indien, aurait tant voulu les accompagner. Elle leur avait même prétexté qu’elle devait rester à la maison pour s’occuper de notre fille, qui avait deux ans à l’époque…


Ottawa, 11 septembre 2001

La ruche s’anime graduellement, comme toutes les journées précédentes, sur l’étage où je travaille. Certains de mes collègues de travail s’affairent déjà, butinant les uns à la rédaction d’un rapport, d’autres à la saisie de données comptables, enfin certains à la préparation d’une présentation. Un groupe s’agglutine dans une salle de réunion, cahiers et crayons sur la table, attendant l’heure, jasant de l’air du temps et colportant les rumeurs de la journée.

Un bruit commence à se propager, d’un poste de travail à l’autre : un avion aurait percuté un gratte-ciel à New York. Les rumeurs se précisent… il s’agit d’un attentat…

Le souvenir d’un autre 11 septembre surgit à la surface de la conscience : celui du coup d’état militaire contre le gouvernement Allende à Santiago, au Chili, survenu une trentaine d’années plus tôt… La voix de Violeta Parra résonne dans ma tête ; le récit du roman de Sepulveda, El nombre de torero, défile, comme des échos lancinants d’un lointain tonnerre, dans les replis de mes hantises…

Un de mes collègues de travail s’exclame : c’est un acte de guerre ! Je lui réponds en lui demandant contre qui partira-t-il en guerre ; quel pays, à son avis, pourrait être responsable d’un attentat semblable… mon collègue de travail est ahuri… comme nous le serons tous pendant des heures, des jours…

Je retourne dans mon cubicule… nous flottons tous sur de noirs nuages d’orages, distraits, incapables de nous concentrer, inquiets devant l’avenir… cherchant à glaner, autant que possible, tous les renseignements qui défilent sur les réseaux électroniques surchargés… On cherche à comprendre.

On cherche toujours à comprendre quatorze ans plus tard.

+++

Dix-huit mois plus tard, en mars 2003 , en plein hiver, par temps très froid, une vingtaine de degrés sous zéro sans compter le facteur de refroidissement d’un vent arctique, les Québécois manifestent publiquement leur opposition à l’invasion de l’Irak que Bush et ses « alliés » préparaient — plus de 200 000 dans les rues de Montréal, quelques dizaines de milliers de plus ailleurs dans d’autres villes du Québec.

Dans mon milieu de travail, à Ottawa, comme ailleurs en Amérique du Nord, l’opposition à cette invasion n’est pas aussi bien perçue qu’au Québec.

Quelques semaines plus tard, le gouvernement américain détache les laisses et lâche ses armées sur l’Irak. Toute opposition à cette intervention se tait immédiatement, surtout mais pas uniquement aux États-Unis. On se souvient de l’avertissement lancé par le président américain, quelques jours après l’attaque du 11 septembre 2001  : « You are either for us, or against us ! ».

Très rapidement, l’armée américaine de libération se comporte en armée d’occupation. La résistance s’organise. Au cours des mois qui suivront, des dizaines, des centaines de milliers de réfugiés fuiront les combats. Des familles entières. Un grand nombre ont été accueillies en Syrie et en Jordanie…


Riverbend, Bagdad Burning, Irak, à partir d’août 2003

Une jeune femme irakienne, qui adopte l’appellation Riverbend pour s’identifier, amorce sa chronique de l’occupation américaine en Irak : elle commence à raconter comment on vit, au jour le jour, à Bagdad pendant l’occupation américaine. Pendant plus de quatre ans, elle rédige son blogue, Bagdad Burning, en anglais, une langue qu’elle maîtrise parfaitement, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Son style est simple ; la narration est vivante ; le récit captivant.

Elle nous fait vivre son quotidien, celui des membres de sa famille, proche et étendue ; elle explique la signification des événements, comment on perçoit les actions de chacune des parties, la valeur des symboles… ce que représente, sur le plan culturel, par exemple, l’abattage des dattiers le long d’une grande artère au cœur de la ville, par exemple. On comprend beaucoup mieux ce qui se passe dans ce pays, pourquoi ceux qui se présentaient comme des libérateurs sont rapidement perçus comme des occupants par ceux qu’ils sont venus libérer.

Voici un extrait de son blogue — le 23 août 2003, elle témoigne de ce que cela représente d’être une femme dans Bagdad occupé par les troupes américaines :

We’ve Only Just Begun...
Females can no longer leave their homes alone. Each time I go out, E. and either a father, uncle or cousin has to accompany me. It feels like we’ve gone back 50 years ever since the beginning of the occupation. A woman, or girl, out alone, risks anything from insults to abduction. An outing has to be arranged at least an hour beforehand. I state that I need to buy something or have to visit someone. Two males have to be procured (preferably large) and ‘safety arrangements’ must be made in this total state of lawlessness. And always the question: « But do you have to go out and buy it? Can’t I get it for you? » No you can’t, because the kilo of eggplant I absolutely have to select with my own hands is just an excuse to see the light of day and walk down a street. The situation is incredibly frustrating to females who work or go to college.

Elle poursuit en comparant la situation des femmes avant et après l’occupation. Elle explique comment elle pouvait se promener dans les rues de Bagdad, sans porter le hidjab avant l’invasion ; que c’était facultatif de le porter ou non ; qu’elle n’ose plus sortir de la maison en portant un jean comme auparavant ; qu’elle a cessé de travailler parce que c’était devenu trop dangereux de revenir de son lieu de travail à la fin de la journée ; que …

A girl wearing jeans risks being attacked, abducted or insulted by fundamentalists who have been… liberated!

En octobre 2007, elle cesse de témoigner de l’expérience de la vie telle qu’elle est vécue à Bagdad. Elle était devenue une réfugiée quelques mois plus tôt. Sa famille s’était établie dans un quartier de Damas. Dans la maison où elle habite, il y a d’autres familles réfugiées, comme la sienne. Elle y fait connaissance avec une famille chrétienne, dont les membres ont dû fuir une région désormais contrôlée par les Peshmargas kurdes ; sur un autre étage du même édifice, une famille, kurde a dû fuir Bagdad, parce les milices locales les avaient chassés de leur domicile. C’est à Damas qu’elle redécouvre l’unité de son pays déchiré par la guerre civile importée d’ailleurs.

Le 9 avril 2013, Riverbend revient une dernière fois, dix ans après l’invasion de l’Irak par les Américains. Elle s’est de nouveau expatriée dans un autre pays arabe, qu’elle ne nomme pas. Et elle conclut son blogue en nous interrogeant : est-ce que nous nous sentons plus en sécurité, en Occident, suite aux interventions de nos gouvernements au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde ?


Depuis des jours, je m’interroge, comme tout le monde…

Comment pourrions-nous changer, collectivement, le cours du monde ?

Nous sommes de plus en plus conscients de l’unité de l’humanité, ainsi que de notre vulnérabilité. Dans les pays occidentaux, on valorise l’individu… mais l’individu s’y sent tout aussi impuissant à agir pour changer le cours du monde qu’il se sentait avant l’avènement de tous ces systèmes techniques qui l’illusionnent sur la nature de sa véritable puissance.

Peut-être faudrait-il que nous sortions de notre bulle : je ne suis pas seulement Paris, mais aussi Beyrouth et Damas aujourd’hui, Madrid, Moscou et Bagdad déjà… partout ailleurs dans le monde.

Tiens, je devrais peut-être aller au bistrot chercher la réponse… J’y trouverai peut-être d’autres individus qui, comme moi, nourrissent toujours l’espoir qu’il est possible de changer le cours du monde, collectivement.

18 réflexions sur “Quelques pensées au sujet d’être Paris…

  1. oui, fernan, je me sens comme toi et cela depuis toujours……je ne suis pas seulement ‘française’, je suis une citoyenne du monde, de cette planète…..et je me sens solidaire des femmes, évidemment surtout des femmes, de tous les pays et il est difficile de ‘comprendre’ les enjeux (plus financiers et de ‘pouvoirs’ qu’humains me semble-t-il) et donc difficile de comprendre ce qu’il y a ‘réellement’ derrière les interventions qui sont ‘sensées’ libérer des pays………
    aussi je me sens ‘impuissante’ le plus souvent mais je veux *croire* que la solidarité, la vraie, celle des humains (pas celle des gouvernants et gouvernements) sera la plus forte et c’est en cela que les échanges via internet me semble une chance (même si c’est à double tranchant bien sûr)
    « ah si tous les gars du monde se donnaient la main »………cette ‘image’ est en moi depuis 50 ans et c’est mon rêve, mon utopie, celle qui me tient *debout* contre toutes les adversités (personnelles ou mondiales)……..depuis mai 1968, en france
    merci infiniment pour ces témoignages, fernan……je me sens moins seule et je m’associe à tes réflexions, tes questionnements
    nous sommes au bistrot, là, ici……..

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  2. On partage la même réflexion.
    On partage aussi le même âge.
    J’ai vécu au fil du temps les mêmes réflexions sur les mêmes événements.
    Je suis… je ne sais plus trop qui.

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  3. J’ai eu quelques frissons en te lisant.
    Et je partage cette idée qu’il faudra bien un jour sortir de notre bulle, et étendre notre sentiment d’affection à la planète entière, terre et gens… il y a toujours cette ambivalence devant le constat de mon trouble tellement plus grand quand il s’agit de « cousins » proches, comme les Français. C’est une question de filiation, mais on rêve d’être plus forts et plus grands que ça, n’est-ce pas…
    Le temps nous unira, c’est le rêve que je nourris. Nous finirons par comprendre l’amour du point de vue de cette interrelation ultime qui est la nôtre. Et pour paraphraser Raoul… nous finirons par comprendre que « toutt’ est dans toutt »…
    Et pour ceux qui ne comprennent pas l’anglais, j’ai envie d’offrir une traduction à cette belle phrase qu’utilise Riverbend en en-tête de son blogue… cette très belle phrase d’espoir qui me fait du bien à lire…
    … I’ll meet you ’round the bend my friend, where hearts can heal and souls can mend…
    … On se reverra au prochain tournant mon ami, là où les cœurs pourront enfin guérir et les âmes se réparer…
    On pourrait aussi s’amuser à interpréter la fin autrement… « là où les cœurs seront les guérisseurs et les âmes les réparatrices…
    Merci Fernan pour ces réflexions et ces souvenirs partagés.

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    1. C’est moi qui vous remercie.

      J’ai de la difficulté à discriminer sur ces questions, et cela me désole quand nous le faisons. Heureusement que j’ai mijoté ce texte, que je l’ai ruminé, parce que les premières ébauches étaient beaucoup plus acerbes, récriminatoires… Je me suis rendu compte que je tombais dans un piège : celui du manque de respect des autres. Qui suis-je pour moraliser sur ces questions ? J’ai préféré exposer d’autres points de vue que ceux qu’on entend habituellement sur la question.

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    1. … and it seems we just never learn …

      was in a café earlier this morning, just before heading to my weekly tai chi session… old songs being played : Joni Mitchell, including Bob Dylan’s The times they are a’changing :

      « If your time to you
      Is worth savin’
      Then you better start swimmin’
      Or you’ll sink like a stone… »

      Comforting to listen to these old melodies, from a time when we were younger, when we thought we could change the world, when we were not afraid to speak out loud… we had nothing to lose…

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