Si j’étais Américain…

Si j’étais Américain, j’irais annuler mon vote aujourd’hui.

Quel que soit le résultat des élections américaines aujourd’hui, que ce soit Trump ou Clinton, et lequel des deux principaux partis, des Républicains ou des Démocrates, contrôlera le Sénat et la Chambre des représentants, les Américains se retrouveront dans une situation instable. Les scénarios de l’avenir qui en découlera, tels qu’évoqués par les observateurs, tant de l’intérieur que de l’extérieur, sont nombreux et contradictoires. Aucun, toutefois, ne prévoit une résolution des aspirations et des volontés conflictuelles entre les diverses composantes des États de moins en moins unis.

Ceux qui y trouveront leur compte seront en minorité. La grande majorité de ceux qui auront voté l’auront fait non pas en faveur d’un candidat, d’un parti, d’une option, mais plutôt contre l’autre candidat, l’autre parti, l’autre option. Beaucoup de partisans républicains auront voté non pas pour Trump, mais contre Clinton, et inversement, un grand nombre de partisans démocrates iront voter contre Trump et non pas pour Clinton. Environ quinze pour cent de l’électorat voteront pour deux partis minoritaires, les Libertariens ou les Verts.

Au cours de ma virée à travers le Mid-Ouest et le Sud-Ouest américain au printemps dernier, j’ai sondé, de manière informelle, les Américains : la majorité des personnes avec lesquelles je me suis entretenu étaient indécises, désemparées incapables de se brancher, profondément inquiètes, découragées même. Les uns étaient incapables de s’imaginer Trump au pouvoir, tout en ne pouvant pas se convaincre de voter pour Clinton… et vice versa.

À plusieurs reprises, tant des partisans démocrates que républicains ont évoqué les noms de leaders du passé, Lincoln, Roosevelt, Kennedy, voire Reagan, qui avaient guidé le pays à travers des temps difficiles. On ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi des candidats de valeur aient été incapables de se démarquer, de s’imposer au sein des deux grands partis, afin de les inspirer, leur proposer une façon de sortir de ce qu’ils considèrent comme une impasse. Ils s’interrogeaient sur les déficiences de leur système politique :  comment en étaient-ils arrivés là où ils se trouvaient ?

Au cours de ma première virée de dix semaines à travers les Great Northern Plains de l’Ouest américain au printemps et à l’été 2011, j’avais perçu un changement profond dans l’état d’esprit du peuple américain : ils avaient perdu beaucoup de leur superbe, de leur certitude, de leur confiance en soi. J’avais rapporté plusieurs récits qui témoignaient de cette tendance.

Dans un camping à Rapid City, au Dakota du Sud, non loin du Mémorial du Mont Rushmore — ces sculptures gigantesques en granit des quatre présidents américains taillés dans le roc d’une montagne –, j’ai eu l’occasion de parler longtemps avec mon voisin. Tractant une roulotte avec un vieux camion, il avait roulé avec sa famille sur une distance de presque 2 000 km depuis le Michigan… Un ouvrier spécialisé, qui travaillait dans la construction d’ouvrages de structures métalliques ; un homme inquiet : quatre ados, une fille, trois garçons. Il m’a confié qu’il était convaincu que la génération de ses enfants auraient une vie moins confortable que la sienne ; il était insatisfait de la manière dont on gérait le pays ; il déplorait le taux élevé d’immigrants illégaux, provenant d’Amérique centrale ; il s’affichait comme étant partisan républicain… un de ceux que Clinton a qualifiés de « déplorables », ceux qui perçoivent qu’on, « les élites politiques, de la finance et des médias », les a laissés pour compte.

La veille de notre départ, c’était un homme découragé qui est revenu de sa visite du Mont Rushmore. Il devait faire remplacer les freins de son camion, qui avaient été usés au point de devenir dangereux dans les pentes des montagnes des Black Hills, dont fait partie le Mont Rushmore. Les vacances de la famille tournaient au vinaigre.

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Obama avait suscité de l’espoir en 2008… Trois ans plus tard, on en déchantait déjà. Quelques mois après mon retour de voyage, je n’ai pas été surpris lorsque le mouvement Occupy Wall Street s’est propagé partout en Amérique du Nord, y compris dans plusieurs provinces canadiennes, à Montréal tout comme dans la capitale canadienne. Le mouvement s’est essoufflé, mais le ressentiment à l’égard des élites qui dirigent le pays couve toujours, depuis cinq ans, et même avant.

Il y a dix-huit mois, la plupart des observateurs s’attendaient à un affrontement de nature traditionnelle, entre Jeb Bush, le frère et le fils de deux autres présidents, et Hillary Clinton, l’épouse d’un autre président. Aucun de ces observateurs ne semblaient percevoir qu’une proportion significative de la population était inconfortable devant cette situation.

Peu d’observateurs aguerris auraient pu imaginer qu’un homme comme Trump aurait pu réussir à talonner la favorite, Clinton, jusqu’au dernier droit de la campagne électorale… avec moins de ressources, moins d’organisation, contre les professionnels qui tirent les ficelles au sein du Parti Républicain… Il a ébranlé les structures institutionnelles du système politique américain. Paradoxalement, ce multimilliardaire a incarné la révolte populaire contre l’establishment. C’est qu’on s’est rendu compte trop tard qu’on avait affaire à un promoteur, un vendeur de rêves, un colporteur d’illusions, qui a même réussi à mystifier les banquiers les plus avisés. Il n’écoute que lui-même, et n’accepte que les conseils qui confortent sa vision du monde.

Clinton, pour sa part, incarne l’establishment. C’est essentiellement une conformiste qui, pourtant, se présente comme étant progressiste. Elle n’a pas saisi que la population est insatisfaite. Elle n’a pas vu Sanders arriver sur la scène, lui voler la vedette, et la menacer de lui rafler son intronisation. Clinton ne vend pas des illusions ; elle est plutôt convaincue que ses illusions sont réelles : que le rêve américain est toujours vivant ; que l’Amérique est toujours grande et qu’elle n’est pas en faillite ; que la destinée de la nation est « exceptionnelle », que la mission de l’Amérique est de répandre son idéal de démocratie et de liberté urbi et orbi… de gré ou de force, qu’importe le prétexte, et quel qu’en soit le prix. Elle hérite de trois décennies d’endettement croissant, d’un empire militaire mondial qui repose sur un réseau de bases militaires dans toutes les régions, sur tous les continents. Clinton peut être mesquine et méchante ; c’est une guerrière : l’image de la vidéo qui la montre se réjouissant de l’assassinat de Khadafi est indécente… très révélatrice.

Jusqu’à tout récemment, les Américains se complaisaient à répéter à qui voulait l’entendre que n’importe qui pouvait devenir président du pays. Ils n’y croient plus. Une campagne électorale coûte très cher. De plus, le processus de sélection des candidats dans chacun des deux partis est structuré de telle sorte à limiter les candidatures indésirables. Seul un multimillionnaire peut réussir à surmonter les barrières à l’entrée sur la piste du cirque électoral.

La campagne électorale qui se termine a été déplorable. Tous les Américains l’appréhendaient. Ce fut un long spectacle révoltant, scandaleux même. La morosité, le ressentiment surtout, sont encore plus profonds aujourd’hui. Tous conviennent qu’ils devront faire un examen de conscience, qu’ils devront rapiécer les pots cassés.

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Le quatrième pouvoir, le pouvoir de la presse, les mass-médias particulièrement, doivent se livrer à un examen de conscience en profondeur. L’opinion publique juge sévèrement le rôle qu’ont joué les institutions de la presse au cours de la campagne qui se termine aujourd’hui.

La crédibilité des médias a subi une chute radicale au cours du déroulement de la campagne électorale. Un gouffre profond sépare aujourd’hui l’establishment médiatique de la population.

L’Institut Gallup rapporte les résultats d’une enquête qui révèle qu’un tiers seulement des personnes interrogées considèrent l’information qu’on leur communique comme étant fiable et équitable. Ce même rapport cite des études qui font état des allégeances politiques des journalistes : plus de trois quarts des journalistes appuient les Démocrates à titre personnel. Cet appui individuel est devenu institutionnel, corporatif, au cours de la campagne électorale présidentielle de cette année. Trois quarts des Américains sont convaincus que les médias veulent faire élire Clinton.

Les médias de masse qui, tant en Amérique qu’en Europe sont concentrés au sein d’une demi-douzaine de grands conglomérats, doivent aujourd’hui affronter la concurrence des médias dits alternatifs. Il n’y a plus de source véritablement indépendante d’information fiable.

Au cours de la dernière campagne, les dirigeants des médias de masse se sont rendus compte « qu’ils avaient créé un monstre » ; Trump est un maître de la manipulation. Après les conventions nationales des deux principaux partis, les médias ont viré contre celui qui leur fournissait des manchettes affriolantes. Ce n’est qu’après les débats que les médias ont modifié leur couverture, afin de porter plus d’attention sur les révélations de Wikileaks plutôt que sur les frasques passées de Trump. Pour autant qu’elle ait monopolisé notre attention, la couverture médiatique de la campagne présidentielle américaine a été très superficielle.

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Au printemps dernier, je jasais de politique avec un gérant d’un petit commerce de l’Indiana : il m’a expliqué que le système politique américain était lézardé. Il me donnait en exemple la situation dans son état, où le gouverneur ne pouvait plus réussir à accomplir quoi que ce soit, parce que c’était l’impasse dans la législature : les deux partis bloquaient toute dépense faute de s’entendre sur l’adoption d’un budget. L’Indiana, à son avis, se retrouvait dans une situation semblable à celle du pays. Obama s’est retrouvé pris dans un étau, empêché de gouverner par les majorités républicaines au Sénat et à la Chambre des représentants. Il souhaitait bien qu’on réussisse à dénouer l’impasse dans laquelle se trouve le pays, mais il était indécis quant à sa propre décision.

Quelques semaines plus tard, dans un site historique de l’Ouest du pays, un guide bénévole m’a confié qu’il ne pourrait jamais voter pour Trump, mais qu’il ne pouvait pas se convaincre d’appuyer Clinton. Il ne lui faisait pas confiance. Cet enseignant à la retraite m’avouait que, même si c’était contre ses convictions profondes, il s’abstiendrait de voter, pour la première fois de sa vie.

C’est ainsi qu’en fin de piste, personne ne peut vraiment prédire comment se dénouera le drame qui s’annonce ce soir.

Les Démocrates souhaitent ravir la majorité au Sénat et, si possible, à la Chambre des représentants, pour offrir à une présidence Clinton toute la marge de manœuvre nécessaire pour gouverner comme elle l’entendrait.

On saura plus tard, en fin de soirée, quelle sera la distribution des rôles sur la scène politique et, on pourra alors spéculer sur les scénarios qui pourraient se dérouler dans les mois et les années à venir. Le scénario d’une maîtrise complète de l’appareil gouvernemental par l’organisation qui aurait mené Clinton au pouvoir inquiète beaucoup les progressistes non seulement à l’extérieur du parti, mais aussi à l’intérieur.

On redoute la possibilité que Clinton soit complètement libre de gouverner comme elle l’entend. On craint qu’elle se libérerait ainsi des pressions que la gauche du parti pourraient exercer, et qu’elle dévierait vers le centre-droite de l’échiquier politique, qui est sa position naturelle. Elle s’appuierait alors sur les élites des cercles financiers d’une part, et des conseillers en matière d’affaires extérieures et militaires de l’autre. Il faudrait craindre une provocation de la Russie et de la Chine, ce qui détournerait l’attention des enjeux de politique intérieure. Dans certains milieux aux États-Unis, ainsi qu’ailleurs, en Europe surtout, on craint une confrontation directe avec la Russie, qui pourrait provoquer une guerre nucléaire.

Depuis des semaines, dans les cercles progressistes, on débat sur la marche à suivre. La grande majorité de ceux qui se sont engagés pour soutenir Bernie Sanders pendant les primaires démocrates ont été carrément déçus. Plusieurs s’abstiendront de voter. D’autres voteront pour le Parti vert.

Faut-il voter pour Clinton, un moindre mal, pour s’assurer que Trump ne soit pas élu ?

Hannah Arendt a déjà écrit que « ceux qui choisissent un moindre mal oublie que c’est toujours choisir un mal ».

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Si j’étais Américain, j’irais annuler mon vote.

Dans les cercles progressistes, on a tiré les leçons du régime Obama. On regrette d’avoir baissé les bras, dès qu’il a été élu, il y a huit ans. On s’est contenté de le laisser aller. Il n’y avait pas de mouvement assez organisé et efficace pour exercer de la pression, au moment où il l’aurait fallu, pour conserver l’élan et les espoirs que sa candidature avait soulevés.

On ne veut pas répéter cette erreur.

À l’extérieur de ces cercles progressistes, on estime qu’il faut retourner aux principes de base, aux fondements de la République : remettre le pouvoir à la base, au « peuple ». Le blogueur franco-américain du Michigan, James Laforest a très bien exprimé ce point de vue : The Fourth Branch: An Editorial. J’ai commenté son article en lui disant que son texte me rappelait un autre texte, publié il y a plus de 50 ans : le Port Huron Statement. Au début des années soixante, une association d’étudiants universitaires, la Student for Democratic Sociéty avait exprimé leur inquiétude quant à la direction que prenait le pays au début des années 60. La première phrase donne le ton de ce qui allait suivre :

We are people of this generation, bred in at least modest comfort, housed now in universities, looking uncomfortably to the world we inherit.

When we were kids the United States was the wealthiest and strongest country in the world: the only one with the atom bomb, the least scarred by modern war, an initiator of the United Nations that we thought would distribute Western influence throughout the world. Freedom and equality for each individual, government of, by, and for the people — these American values we found good, principles by which we could live as men. Many of us began maturing in complacency.

Ce document a profondément influencé plusieurs gens de ma génération. La relecture de ce document, ainsi que la lecture du texte de James Laforest, rappele des souvenirs de cette époque. J’ai parfois l’impression, aujourd’hui, qu’il faut recommencer.

Si j’étais Américain, j’irais voter pour annuler mon vote aujourd’hui. Mais, même si je ne suis pas Américain, je peux tout de même m’engager à nouveau pour militer, pour recommencer, susciter un mouvement qui ferait pression sur tous nos gouvernements en Occident, pour pacifier le monde, changer le cours de l’histoire, nettoyer notre environnement.

 

6 réflexions sur “Si j’étais Américain…

  1. Votre réflexion est intéressante. Elle n’est pas sans rapport avec la prochaine situation « présidentielle » en France.
    Mais si j’étais Américain, je voterais pour la première femme qui sera au pouvoir (rendez-vous tout à l’heure) aux USA, comme Obama fut le premier Président « noir » à la précéder.

    Trump est de la graine de facho.
    A bas les OGM et laissons Monsanto à Bayer.

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    1. En vertu de quoi la femme serait-elle meilleure que l’homme ? Ne sommes- nous pas hommes et femmes issus d’un même être ? La question de la survie de l’humanité est cruciale. Homme ou femme peuvent être fous, ou possédés par des chimères, des idées fausses, des illusions. Il n’y a plus de gouvernement nulle part, la machine s’emballe d’elle-même, prise dans les tenailles de son matérialisme ravageur et de son vide spirituel, de la démence scientifique si la science n’est pas remise en question, si elle n’est pas remise au lieu qui convient. Là, je vous demande où et qui.
      Pourquoi l’humanité est-elle devenue facho ? pourquoi donc le « mal » trouve -t-il son terreau dans l’humain si facilement ? Tout me donne cette fâcheuse impression d’un suicide collectif. À gauche comme à droite. Au nord comme au sud. Je me demande ce qui reste de valide encore dans ce monde. Nous vivons cette époque dramatique où nous construisons des buildings éphémères en épuisant partout la Terre. Mais, je crois aussi qu’il faut vivre. Et pour cela, la femme est plus précieuse que l’homme, sous cet angle uniquement. Si Elle enseigne à l’homme l’Amour. Disons, que l’homme ne découvre l’amour de la Mère que par la mère. La Mère étant une figure de Dieu qui ne fait nullement d’ombre à l’image du Père. Pourrions nous vivre s’il n’y avait Dieu ? derrière toutes images.
      Évidemment, tout est signe.

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  2. C’est là que nous découvrons que notre vie ne tient qu’à un fil. Quand je dis « notre » c’est celle du Nous. Celui-ci, qui peut donc nous le rendre ?

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