Quelque part au Vermont, 29 juin 2009
Traversée de la frontière en après-midi. Il n’y avait qu’une voiture devant nous. Nous n’avons attendu que quelques secondes pour nous présenter au poste de contrôle. Nous avons fièrement présenté nos nouveaux permis de conduire, qui servent de passeport. Le douanier nous pose une seule question : quel est le numéro de la plaque d’immatriculation du véhicule ? C’est tout ! Il nous invite à passer en nous souhaitant : « Bonne route ! ».
C’était la première fois que nous passions la frontière depuis l’instauration d’un climat de méfiance, de répression aussi, consécutif à la tragédie du 11 septembre 2001 : tous ces incidents que les bulletins de nouvelles nous ont rapportés, le harcèlement des étrangers aux frontières, les mesures arbitraires de fouilles, d’interrogations, l’intolérance à l’égard de toute forme de dissension… sans compter les lois répressives, qui donnent pleins pouvoirs aux agents de la protection de la frontière. Bien entendu, l’élection d’un nouveau président, de réputation plus progressiste, nous porte à croire que le climat de paranoïa s’est atténué. L’accueil à la frontière nous rassure.
Nous roulons quelques heures jusqu’au premier terrain de camping que nous avions réservé. C’est là, et au cours des jours qui suivent, ainsi qu’au cours des quatre voyages subséquents que nous effectuerons aux États-Unis, que je constate que ce qui n’a pas changé, ce sont ces manifestations ubiquitaires de patriotisme… des drapeaux partout, sur le gazon, plantés devant les véhicules motorisés ou les roulottes dans les campings, accrochés sur les auvents, collés sur toutes sortes de surface, et pas seulement des drapeaux.

On observe ces expressions de patriotisme, sur des panneaux routiers, dans les médias, au cinéma, dans les forums de discussion… Elles s’expriment dans les chansons populaires. Il n’empêche que cela surprend toujours lorsque on le voit de ses propres yeux ou qu’on l’écoute. Et cela me surprendra toujours, chaque fois que nous nous lancerons dans l’exploration du continent au cours de la décennie qui suivra. C’est au cours de ce premier voyage aux États-Unis depuis l’attentat terroriste sur les tours de New York, qu’il m’a paru que cette surenchère de chauvinisme pourrait être une marque d’insécurité, d’un manque d’assurance, un comportement paradoxal chez ceux qui sont les plus puissants de la planète.
Quelques jours plus tard, nous entrons dans une boutique de courtepointes, sur le bord de la route 6 qui traverse Cape Cod jusqu’à Provincetown. Nous étions les uniques clients et la dame avait du temps pour jaser. Elle confirme mon impression quant à l’insécurité des Américains. Elle nous pose des questions sur le fonctionnement de notre système d’assurance-santé. Elle n’hésite pas à critiquer la gestion de la crise économique par le gouvernement. Elle remet en question la politique d’accueil des immigrants, surtout à l’égard des « illégaux ».
Dans son magasin, dans l’escalier qui mène au deuxième étage, les nombreux documents qui ornent les murs attirent mon attention. Ce sont des documents historiques, attestés par des certificats d’authenticité : des photos et des illustrations de faits d’arme, datant de la Guerre civile, de la première et deuxième guerre mondiale, des guerres de la Corée, du Vietnam et d’Iraq, des photos des présidents Kennedy, Nixon, Bush fils… de son fils en Iraq… une drôle de courtepointe !
Kearney, Nebraska, le 17 juin 2011
Depuis deux semaines, nous traversons la région du Mid-Ouest des États-Unis, depuis Détroit jusqu’à Kearney, au milieu du Nebraska – 1 500 km.
Parmi toutes les observations qui retiennent notre attention, l’impression que la guerre est omniprésente dans la société américaine nous méduse.
Comme au cours de notre périple à Cape Cod deux ans plus tôt, nous constatons toujours des manifestations de patriotisme ; ces manifestations s’accompagnent souvent de marques de valorisation des militaires : rabais pour l’entrée dans des parcs d’amusements, des salles de cinéma, pour des réservations dans des terrains de camping.
Nous sommes témoins, tous les jours, de démonstrations ostentatoires d’appui aux soldats et à l’effort militaire, sous toutes sortes de formes : les manchettes des bulletins de nouvelles qu’on aperçoit sur les écrans de télévision dans les restaurants, les chansons à la radio, les panneaux publicitaires et les annonces dans les vitrines des commerces…
C’est dans ce contexte que j’ai été surpris d’entendre un autre point de vue au cours de la tenue d’un pow-wow à Kearney, au Nebraska.
Pour la troisième année consécutive, les dirigeants d’une organisation locale y avaient invité un des peuples autochtones qui habitaient autrefois dans la région à revenir se manifester sur leurs terres ancestrales d’origine dans la région. Entre autres activités, on les a invités à instruire le public de ce que représentait, pour les peuples autochtones, la tenue d’un pow-wow.
Le maître de cérémonie commence en expliquant que dans la tradition des peuples autochtones de l’Amérique du nord, un pow-wow est une cérémonie communautaire de nature spirituelle, semblable aux cérémonies religieuses dans les communautés d’origine européenne. Cette cérémonie se déroule selon un rituel bien défini.

Le pow-wow commence par une procession autour du tambour sacré qui rythme la cérémonie. Chaque membre, chaque groupe au sein de la communauté, hommes, femmes, et enfants, y jouent un rôle et y trouvent sa place. Au cours de la cérémonie, on invitera divers participants à faire un tour de piste pour célébrer un événement, souligner une occasion, célébrer ou valoriser des exploits. À un moment donné, le maître de cérémonie invite les membres des forces armées, en service actif autant que les vétérans, à faire un tour de piste, afin de recevoir une marque de reconnaissance de la part des personnes présentes. Quelques personnes répondent à l’appel. Puis, il encourage toutes les personnes présentes qui ne sont pas autochtones à se joindre à la ronde, en ajoutant que ces personnes méritent cette reconnaissance que leur gouvernement ne leur accorde pas.
Je me suis souvenu du drame familial dont ma conjointe avait été témoin quelques jours plus tôt dans un camping dans la région de Chicago. Une femme encourageait son mari à renouveler son engagement dans l’armée pour une autre période de temps, quitte à devoir retourner à l’autre bout du monde, en Afghanistan. Leur fille appuyait la mère. Le garçon, plus jeune, appuyait son père qui ne voulait pas retourner en Afghanistan. Le lendemain, aux petites heures du matin, elle avait aperçu ce même homme, assis sur le bord de la piscine, le dos courbé, la tête entre les mains. Il était le seul soutien d’une famille prise dans l’étau des incertitudes du marché du travail dans le cadre d’une crise économique.
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Deux jours plus tôt, nous nous apprêtions à nous lever de table, ma conjointe et moi, après le dîner au restaurant afin de poursuivre notre visite du Jardin Lauritzen, qui surplombe la rivière Missouri à Omaha, lorsque deux dames se sont présentées à notre table.
C’étaient des Françaises, d’un certain âge… c’est-à-dire, de quelques années de plus que nous, selon les indices qu’on pouvait glaner de la conversation qui suivit l’introduction ; elles avaient reconnu notre accent québécois en nous écoutant à distance, discrètement. Nous étions, tout comme elles, heureux d’entamer une conversation en français, au milieu du continent américain.
Elles ne voyageaient pas ; elles étaient établies à Omaha depuis quelques années. Curieux, je leur ai demandé comment deux Françaises s’étaient-elles retrouvées à Omaha et qu’y faisaient-elles, outre que de fréquenter un jardin public, par un bel après-midi ensoleillé, au milieu de la semaine ?
Elles étaient originaires de la région de Bordeaux, dans le sud-ouest de la France. L’une d’entre elles était issue d’une famille de militaires de carrière. Il y a quelques décennies, elle avait rencontré un jeune militaire américain en mission en France. Cupidon s’en était mêlé : elle l’avait marié et elle l’avait suivi un peu partout aux États-Unis et ailleurs dans le monde, dans le sillage des mutations et des assignations de son mari. Ce dernier était présentement affecté à une base militaire locale — une base importante : selon cette femme, on y trouverait une des plus grandes concentrations de généraux à quatre étoiles dans un même lieu à l’extérieur du Pentagone.
Plus tard, je me suis renseigné : cette base militaire accueille le centre de commandement, de contrôle et de coordination des opérations globales des forces armées américaines, dont les activités de renseignements et de communication reliées aux opérations de défense et de frappe nucléaires.
J’avais, à quelques reprises depuis la traversée de la frontière à Détroit, remarqué la présence d’installations militaires ici et là. Je savais qu’il y avait une base souterraine sous une montagne du Colorado, où était situé le Commandement de la défense aérospatial de l’Amérique du nord (NORAD – North American Aerospace Defense Command). Mais je ne m’attendais pas à trouver une installation aussi importante à Omaha.
Au cours des semaines qui ont suivi, j’ai porté un peu plus d’attention à cette dimension de la société américaine. On a rarement l’occasion de prendre conscience de cette dimension de la réalité quand on visite un pays étranger, surtout si on voyage en avion, qu’on atterrit dans une grande ville, qu’on se cantonne dans des milieux urbains, ou qu’on se dirige directement vers des lieux de villégiatures.
Ce n’est qu’en voyageant au long court, sur de longues périodes de temps, en prenant le temps d’observer attentivement le milieu, en parlant au gens que l’on croise, qu’on peut apprendre à mieux connaître un pays, même un pays qui peut nous sembler familier.
Cape Henry, Virginie, 15 mai 2014
C’est pour aller visiter un site historique important de l’histoire des États-Unis que nous nous sommes présentés à l’entrée de la base militaire de Fort Story, à quelques kilomètres au nord de la ville touristique de Virginia City.
Bien que situé sur une base militaire toujours active, ce site historique est accessible au grand public. Ce site comprend un vénérable phare deux fois centenaire, qui est juché sur l’endroit où les premiers colons anglais ont débarqué en Virginie, en 1607, après avoir passé plusieurs mois sur l’Atlantique.

Les guides touristiques décrivent en détail tout ce qu’il faut savoir pour aller ce site. Nous avions pris soin de nous conformer aux instructions. Je m’étais dit que puisque les guides touristiques nous invitaient à visiter ce lieu, il ne devrait pas avoir lieu de s’inquiéter.
J’ai vécu dans des bases militaires au cours de mon enfance et de mon adolescence, pendant la période de la guerre froide, à la fin des années 50 et au cours des années 60. J’avais une bonne idée à quoi m’attendre lorsque je me suis présenté à la guérite.
C’est pour cette raison que j’ai été surpris de l’accueil de nature hostile et menaçante, des marines au poste de contrôle. Le plus vieux, fin vingtaine, l’air sérieux, un revolver sur la hanche, apparaissait plus calme. Le deuxième, un adolescent qui avait l’air d’avoir célébré ses dix-huit ans quelques semaines plus tôt, était plus nerveux, et armé d’une mitraillette. Je baisse la vitre de la porte du campeur, avec le sourire d’un touriste naïf, nos passeports à portée de la main.
Les questions commencent à pleuvoir : d’où venons-nous, que venons-nous faire là ? J’explique que j’avais visité une demi-douzaine de phares depuis Saint-Augustine au cours de notre voyage, et que celui qui était situé sur la base m’apparaissait d’autant plus intéressant que c’est un des plus vieux sur le continent, le premier construit après que les États-Unis ont obtenu leur indépendance, et qu’il a un petit frère à ses pieds. Il semble que je ne les convaincs pas. La méfiance est palpable.
On poursuit l’interrogatoire : y a-t-il d’autres passagers dans le véhicule, est-ce que nous voyageons avec des armes et si oui, quelles sortes d’armes ? …des armes à feu, des armes blanches ? …on nous demande de sortir du véhicule … je deviens carrément inquiet, voire anxieux. On me demande d’ouvrir le capot du moteur… Le plus vieux s’approche, examine le moteur, puis, constatant qu’il n’a affaire qu’à un vieux couple de touristes innocents, me demande poliment de fermer le capot, nous permet de retourner dans le véhicule, puis nous donne ses instructions en me prévenant qu’il serait très dangereux de tenter de passer au-delà de telle barrière au-delà du phare. Enfin, il lève, une par une, les trois barrières, pour nous laisser passer.
C’est sur place que je me rends compte que la base militaire de Fort Story commande le passage des navires entre l’Atlantique et la Baie de Chesapeake.

Ce n’est pas la circulation des cargos de transport commercial jusqu’au port de Baltimore à quelque 250 km au nord à l’intérieur des terres qui les inquiète ( et encore ? ).
À quelques kilomètres vers l’ouest, la base navale de Norfolk sert de port d’attache aux flottes de l’Atlantique, de la Méditerranée et de l’Océan Indien. La base abrite la moitié des onze porte-avions des États-Unis, ainsi que tous les bâtiments des escadres qui les environnent lorsqu’ils partent au large. La base d’aviation qui y est attachée est la plus grande base aéronavale au monde.
J’ai compris pourquoi, toute la soirée et une bonne partie de la nuit précédente, le vacarme incessant des décollages et des atterrissages des avions de chasse au-dessus du terrain de camping nous avaient maintenus dans un état désagréable de vague inquiétude.
On serait porté à croire que l’Océan Atlantique constitue un rempart, une immense fosse qui protège la forteresse Amérique du Nord. C’est là qu’on saisit que ces installations servent beaucoup plus pour lancer des offensives partout ailleurs dans le monde que pour défendre la forteresse.
Depuis six semaines, nous remontons la côte Atlantique depuis Saint-Augustine. J’ai été étonné de découvrir à quel point cette côte est bardée de bases militaires : une base de sous-marins en Géorgie, tout près de la frontière avec la Floride ; une base logistique d’approvisionnement tout près de Wilmington, entre les deux Caroline, la base d’entraînement des troupes de Marines au Fort Lejeune, en Caroline du Nord.
On trouve le long de cette côte beaucoup plus que des installations actives. Toute la côte est parsemée d’un passé lourd sur le plan militaire : les estuaires des principaux fleuves arborent des musées maritimes mettant en vedette des navires de guerre du 20e siècle ainsi que des ruines de forts qui ont été des théâtres d’événements marquants au cours de la Guerre civile : le Fort Severn, au pied du phare de Tybee, et le fort Pulaski, sur une ile dans le fleuve Savannah ; le Fort Sumter et le complexe muséal de Patriot Point à Charleston ; le Fort Fisher, qui protégeait l’accès à la rivière Cape Fear.
Ce qui m’a frappé encore une fois, c’est l’ampleur de la culture militaire qu’on y entretient.

Cinq années auparavant, en traversant la Nouvelle-Angleterre, j’avais noté que des propriétaires de gros campeurs motorisés avaient apposé sur leur véhicule un décalque les identifiant comme étant des vétérans des guerres américaines. Cette année, en Floride, j’observe que plusieurs plaques d’immatriculation identifient le propriétaire de la voiture comme étant un membre actif ou un vétéran des corps militaires de la République : armée, marine, infanterie marine, aviation, garde côtière, garde nationale…
Des sections de routes et d’autoroutes honorent les militaires : le Purple Heart Memorial Highway, le Blue Star Memorial Highway et un Freedom Highway en Caroline du Nord. Cet état s’affiche publiquement comme étant le plus cordial à l’égard des militaires. De plus, je commence à dénoter des marques d’association entre le militarisme et la religion. Dieu est appelé à veiller sur les troupes de l’empire.
Dans le cadre de mes recherches pour la préparation de notre voyage du nord au sud le long de la côte Atlantique, les guides de voyage me donnaient l’impression qu’il y avait beaucoup de musées et de sites de nature militaire disséminés tout le long du parcours. Voici ce que j’ai rédigé dans mon journal de voyage à ce propos :
L’image qu’un peuple a de soi-même évolue avec le temps. Les musées projettent cette image ; ce sont des miroirs d’un état d’âme collectif. La visite d’un musée à un moment donné est l’équivalent de contempler un instantané, une photographie d’époque…
Pourquoi voyage-t-on ? Ma lecture des guides de voyage m’indique qu’il ya beaucoup de musées militaires, petits et grands. Je n’ai pas tellement le goût d’aller les visiter, d’autant plus que nous devons choisir nos activités en fonction du temps dont on dispose. Les choix que nous faisons en révèlent autant sur nous-mêmes que sur les gens que nous visitons. Je choisis ce que je veux percevoir, ce que je veux connaître d’un peuple, de l’autre… souvent en fonction de mes préjugés, mes préconceptions.
La guerre est omniprésente aux États-Unis, autant au passé qu’au présent…
Kansas City, Missouri, 8 juin 2016

J’ai l’impression d’avoir vécu toute ma vie sous la menace d’un événement ou d’un accident qui déclencherait une tempête parfaite, à l’échelle mondiale.
Dans l’ambiance de la Guerre froide, particulièrement au cours des années 50 et 60, la menace d’une guerre nucléaire faisait partie de la normalité dans notre environnement. Au cours de la décennie des années 50, on nous faisait faire des exercices dans les écoles pour nous préparer à l’éventualité d’une attaque nucléaire, en nous faisant s’accroupir sous nos pupitres, en attendant l’horreur.
J’avais presque neuf ans, au mois de novembre 1956. Nous habitions sur la base d’aviation de Saint-Hubert, en banlieue de Montréal. Chaque jour, la télévision monopolisait notre attention dans le salon familial en début de soirée. Je me souviens vivement des images des chars d’assaut soviétiques qui ont paradé dans les rues de Budapest, en Hongrie ; je me souviens aussi des images des avions de chasse et des bombardiers qui survolaient le Canal de Suez.
J’écoutais attentivement l’émission hebdomadaire Point de mire, animée par René Lévesque. Je ne comprenais pas toutes des analyses sur les enjeux de ces conflits. Toutefois, la grande attention et l’inquiétude palpable des adultes qui l’écoutaient et qui s’en parlaient, me faisait saisir que l’heure était grave. Je me demandais ce qu’il arriverait si l’un de ces conflits dégénérait. Intuitivement ; je comprenais déjà que la guerre n’était pas uniquement une activité glorieuse.
Au début des années 60, la guerre froide atteint un sommet : nous avons collectivement retenu notre souffle, pendant plusieurs jours, au moment de la Crise de Cuba.
En octobre 1962, ma famille était installée sur la base d’aviation de North Bay : à cette époque, j’étudiais au Petit Séminaire d’Ottawa. Un soir, à la fin de la période d’étude en soirée, le préfet de discipline nous annonce que les Soviétiques avaient installé des missiles nucléaires à Cuba et que le gouvernement américain avait décrété un blocus autour de ce pays. Il nous enjoignait de nous recueillir afin de prier pour une résolution du conflit.
Mon père travaillait dans le complexe souterrain canado-américain du NORAD, quelque part sous la base d’aviation. C’est de ce lieu qu’on aurait déclenché le lancement des missiles nucléaires en riposte à une attaque nucléaire soviétique au-dessus du territoire du continent nord-américain. Nous savions que ces missiles, des Bomarc, étaient situés près de la base militaire de North Bay, mais nous ne savions pas où exactement. J’appréhendais ce qui pouvait arriver si mon père se trouvait isolé au fond du « trou », comme on le qualifiait, alors que ma mère et mes frères et sœur demeureraient à la surface, au centre d’une des cibles probable d’un missile intercontinental venant du nord.
Deux décennies plus tard, le président américain Ronald Reagan avive à nouveau les tensions en lançant un programme d’armement nucléaire de guerre spatiale.
En novembre 1983, au moment où la tension est la plus vive entre les États-Unis et l’Union soviétique, le réseau de télévision ABC diffuse un téléfilm, le Jour après ( The Day After ), qui met en scène, de façon très réaliste ce qui se passerait si la situation dégénérait et qu’un échange nucléaire avait lieu. La description des événements est très réaliste : la panique s’empare de la population. Dans les campagnes les gens assistent au lancement des missiles qui surgissent de leur silos sous terre au milieu des fermes. Tout le monde quitte les milieux de travail pour rentrer chez eux le plus rapidement possible tout se ruant dans les supermarchés pour s’approvisionner : les gens se trouvent emprisonnés dans des embouteillages monstres lorsque les missiles commencent à exploser. La diffusion de ce téléfilm a un impact immense. L’action du film a été filmée dans les environs des villes de Lawrence au Kansas et à Kansas City, Missouri.
Lorsque je roulais sur l’autoroute I-70 à travers la ville de Kansas City et que je contournais la ville de Lawrence quelque minutes plus tard au mois de juin 2016, mon regard s’échappait à scruter les grandes étendues des plaines de chaque côté de l’autoroute, pour tenter de deviner où pourraient se situer les silos souterrains… détecter de la vapeur qui s’échapperait soudainement du sol, un couvercle qui s’ouvrirait, un missile balistique qui s’élèverait tranquillement pour se dégager, et prendre son élan vers le ciel, vers le continent de l’Eurasie, au nord, au-delà de l’océan arctique.
Je me souvenais des images du visionnement et de l’impact qu’il avait eu sur moi. Nous n’avions pas encore célébré le premier anniversaire de notre fille lors de cet événement médiatique.
Souvent, au cours des années suivantes, lorsque j’étais pris dans un bouchon de circulation au moment de retourner chez-moi, à la fin d’une journée de travail, il m’arrivait parfois d’être hanté par les images du téléfilm : comment m’y prendrais-je pour traverser une ville paniquée, afin de rejoindre ma famille en banlieue, avant que des missiles intercontinentaux à têtes multiples déversent leurs charges au-dessus de nos têtes. Et même si je parvenais à me rendre à temps, je savais néanmoins que nous ne pourrions pas échapper à l’inévitable…
Même si le rapport entre le peuple américain et ses militaires m’intrigue depuis longtemps, je n’y avais jamais accordé autant d’attention qu’au cours de mes trois longs voyages aux États-Unis, en 2011, 2014 et 2016. Ce n’est pas que j’avais prévu de le faire, mais plutôt qu’une série d’observations me l’y ont incité.
Mon père a passé la plus grande partie de sa vie active comme commis dans la Royal Canadian Air Force et subséquemment, au ministère de la Défense nationale. J’ai vécu une partie de mon enfance sur des bases d’aviation, dans les quartiers résidentiels réservés aux familles des militaires ; ainsi, j’ai mariné dans un bain de culture militaire au sein du foyer familial.
Même si, comme un très grand nombre des membres de ma génération, je sois devenu pacifiste, opposé aux guerres impériales et colonisatrices, je ne suis pas pour autant forcément rétif à toute forme d’institution militaire. Tous ceux qui ont le moindrement étudié l’histoire savent que toute société le moindrement organisée doit prévoir d’avoir à parer aux ambitions psychopathes de ses voisins plus ou moins proches ou lointains.
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le Canada a développé une expertise dans le domaine de la résolution des conflits armés, en se déployant comme force d’interposition, au nom de l’ONU, entre belligérants un peu partout dans le monde. Depuis le début du siècle, le gouvernement canadien a modifié sa politique internationale, en…, et c’est dommage : il est en train de créer une nouvelle image des militaires, sur le modèle de celle des Américains.
Il y a toujours eu un courant pacifiste aux États-Unis. Ce courant a été très actif il y a une cinquantaine d’années, lorsqu’il s’est manifesté pour s’opposer à la guerre au Vietnam. À la fin des années 60, mes colocataires et moi-même avions hébergé un objecteur de conscience américain.
Dans la deuxième moitié des années 60, lorsque j’ai amorcé mes études en philosophie à l’Université, j’ai commencé à me renseigner sur les mouvements de luttes de libération nationale à travers le monde, sur les mouvements étudiants inspirés par la lutte pour les droits civiques des Noirs américains, sur les tactiques de désobéissance civile, sur l’histoire des mouvements progressistes en Amérique du nord… En 1966-1967, nous étions peu nombreux à nous intéresser à ces mouvements. C’est dans le sillage de cette évolution que je suis devenu pacifiste.
We are people of this generation, bred in at least modest comfort, housed now in universities, looking uncomfortably to the world we inherit.
When we were kids the United States was the wealthiest and strongest country in the world: the only one with the atom bomb, the least scarred by modern war, an initiator of the United Nations that we thought would distribute Western influence throughout the world. Freedom and equality for each individual, government of, by, and for the people – these American values we found good, principles by which we could live as men. Many of us began maturing in complacency. SDS, Port Huron Statement, 1962
À cette époque, associée à la lecture de nombreux essais philosophiques et de romans, ceux de Herbert Marcuse, de John Steinbeck, et d’André Malraux parmi d’autres, la lecture du manifeste du Port Huron Statement de la Student for Democratic Sociéty avait beaucoup contribué à former ma vision du monde. Ce manifeste me donnait une piste de réflexion pour guider les formes de mon engagement social.
Il y a une trentaine d’années, à la veille de mon quarantième anniversaire, j’ai commencé à rédiger un journal personnel en anglais dans le cadre d’un cours de perfectionnement en rédaction dans cette langue. Quatre mois plus tard, je remettais un « essai » d’une dizaine de pages. Ce texte s’intitulait « On the Eve of Turning Forty ». C’était le bilan d’un homme, encore jeune, qui avait vécu le Flower Power une vingtaine d’années plus tôt, qui avait participé activement aux mouvements sociaux et politiques de son époque… et qui prenait acte de l’embourgeoisement de sa génération, celle qui avait contesté non seulement les guerres impériales et la course aux armements nucléaires, mais qui avaient aussi remis en question le matérialisme ambiant de notre société.
We had questionned the unrestrained materialism of our parents’ generation. We had somehow sensed that such wanton consumerism was wasteful and on the long-term ruinous. It took more than a decade before energy conservation became the norm, at least in principle…
… et ainsi de suite. Quelques lignes plus loin, je reconnaissais que le « mouvement » avait ralenti, qu’il s’était essoufflé. J’affirmais que je croyais que l’esprit de ce mouvement demeurait latent, prêt à ressurgir au moment opportun.
Time has taught me that we may not yet be any wiser than our precedessors in managing our world, or any part of it.
Trente ans plus tard, je constate que ma génération n’a pas mieux fait que la précédente.
Je serais mal placé pour lancer la première pierre de blâme à qui que ce soit. Nous faisons tous partie d’un troupeau qui se lance aveuglément devant la falaise, prêts à se lancer dans le vide… Nous sommes en crise certes. Mais ce n’est pas uniquement une crise économique, voire écologique : c’est toujours, comme ce l’était dans le passé, une crise de valeurs… de valeurs morales, comme si on avait oublié que l’économie est une science sociale, une science qui comporte des dimensions morales, qui ne se mesurent pas avec des équations.
Wilmington, Caroline du Nord, 29 juin 2014
Je suis en train de visiter Cuirassé North Carolina, un navire qui a participé dans les batailles navales sur le théâtre de l’Océan Pacifique pendant la deuxième grande guerre mondiale. C’est une imposante machine de guerre, une machine à détruire et à tuer qui est devenu un musée.

Mon regard se fige lorsque j’aperçois cet homme en train de contempler un des canons sur le navire. Cet homme est de mon âge. Il n’a certainement pas participé à la deuxième grande guerre. Mais il a pu avoir été conscrit dans les années 60, pour aller faire la guerre au Vietnam. C’est mon contemporain.
Détroit, Michigan, le 7 juillet 2016
Deux ans plus tard, je suis en train de visiter le musée d’art de Détroit. On y expose une exposition majeure de photographie intitulée The Open Road, qui témoigne de cet engouement qu’ont les Américains pour « la route ».
Une photo de William Eggleston, prise dans les années 60, d’un adolescent qui pousse des charriots à l’extérieur d’une épicerie. J’avais approximativement le même âge que cet adolescent à l’époque.
Je me suis souvenu de l’adolescent avec lequel j’avais passé des heures à fouiller dans un moteur d’automobile au cours d’une vacance d’été que j’ai passé sur la base d’aviation militaire à North Bay. Nous avions tous les deux quinze ou seize ans. Il était américain. Comme moi, il passait l’été chez ses parents, à quelques pas de chez les miens. Au cours de l’année scolaire, il étudiait dans un collège américain, loin de chez lui.
Je me suis longuement arrêté devant cette photo : qu’est devenu ce jeune homme qui ravivait ce souvenir d’un autre que j’avais connu un demi-siècle ? A-t-il été conscrit pour aller combattre au Vietnam ? Si oui, en est-il revenu vivant, ou éclopé, marqué pour la vie ? …
Je m’estime chanceux d’avoir vécu à une époque et dans un pays qui n’a pas été éprouvé par une guerre. Je demeure toutefois conscient que des guerres affligeaient d’autres populations ailleurs dans le monde, et que mon confort état lié à ces guerres.

- À noter que ce texte a été modifié la dernière fois il y a cinq ans, le 11 novembre 2020.