27 juillet 2011

le regard captivé
entre le blanc et le jaune
à soixant'quinze à l'heure
le regard captivé
entre le blanc et le jaune
à soixant'quinze à l'heure
Jeudi, 20 octobre 2022
Fin d’après-midi, sous un ciel gris pesant, contemplant ma cour-arrière, suivant le rythme d’une musique intime, ma main fait danser un bâtonnet de pastel sur du papier…
Vendredi 21 octobre
Le lendemain, en matinée, sous un ciel lumineux, je contemple le même paysage ; la main récidive, elle replonge sur le papier, elle s’amuse, elle folichonne, glissant les bâtonnets de pastel de toutes les couleurs automnales…
««« … »»»
…écouter le silence au sein de l’illusion du monde,
et vous vous souviendrez de la leçon que vous avez oubliée.
Jean-Louis (Jack) Kerouac
Il est vrai qu’il est aujourd’hui difficile de s’entendre soi-même dans l’ambiance de la cacophonie omniprésente des médias de masse – la présence constante de la télévision en direct à travers le monde sur tout et rien, les réseaux sociaux et Internet via l’écran d’un ordi ou d’un téléphone. Il n’y a pas si longtemps, c’était la radio qui meublait nos espaces de vie de bruits incessants – que ce soit le rythme trépident du top 10/20/100, ou du bavardage perturbant des lignes ouvertes où chacun a « une opinion qui vaut celle d’un autre ».
Nous cherchons constamment à meubler le vide dans nos vies ; nous nous écartons trop souvent au cours de ce cheminement qu’est le voyage de la vie. Le rythme du déferlement des distractions s’est accéléré ; de plus, nous nous réservons beaucoup moins de temps pour nous détacher de ce ronron de notre quotidien.
La présence de ces distractions n’est pas nouvelle. Tous les philosophes, depuis Sénèque jusqu’aux modernes, ont témoigné de l’importance de taire les bruits autour et en soi, pour dégager des espaces pour réfléchir. Il y a deux millénaires, Sénèque affirme que « le seul véritable silence est intérieur. »
Déjà, souvenons-nous, nous prenions parfois le temps de nous retirer, de nous isoler dans une maison de retraite, dans un monastère, pour nous redresser l’âme, pour retrouver nos balises. Je me souviens, il y a un demi-siècle, après avoir brûlé la chandelle par les deux bouts pendant quelques années alors que je passais de l’adolescence à l’âge adulte, j’ai pris le temps d’aller recouvrer mon souffle dans un monastère, au début d’un long voyage initiatique en Europe qui m’a emmené jusque dans l’archipel des iles grecques. À Ierapetra, en Crète, pendant quelques semaines, j’y ai suspendu le temps…
la genèse est depuis longtemps conclue
et fossilisée au fin fond des enfers et des cauchemars
et piégées dans les silences entre les synapses
les trompettes de l’apocalypse ne me taquinent plusj’ai déposé un océan et un continent
des montagnes au nord
de l’est jusqu’à l’ouest
un croissant de baie devant la mer au sud
entre le passé et l’avenir.
l’automne crétois est un soleil qui pendule à l’envers, d’août jusqu’en novembre
et revient, quand octobre glisse en septembre
– comme on glisse en sieste –
au rythme de la mer
au gré du vent du jour
Il y a quelques siècles, Montaigne se déleste des exigences de la vie urbaine, et se retire dans son domaine, à quelques kilomètres de Bordeaux. Descartes se réfugie en Hollande, dans une petite chambre chauffée par un poêle, où il amorce sa réflexion sur la nature de l’humain et sur l’existence de Dieu.
Quelques siècles plus tard, Kerouac a souvent témoigné de son besoin de ralentir à la fin de chacun de ses périples à travers les Amériques. Retournant chez lui, il s’attable devant sa table de travail, sa machine à écrire, afin de composer son œuvre.
Il faut toutefois du courage pour s’engager dans cette voie. N’est-ce pas le contemporain de Descartes, Blaise Pascal, qui nous confie que « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »
Pour sa part, dans Desolation Angels, Kerouac témoigne de son séjour, seul, sur une tour de guet d’incendie au sommet d’une montagne pendant 63 jours. Il étudie les enseignements des sages bouddhistes, et il recommande à ses lecteurs « … d’écouter le silence au sein de l’illusion du monde, et vous vous souviendrez de la leçon que vous avez oubliée. C’est un immense éveil. Nous ne sommes jamais nés, nous ne mourrons jamais. »
PS :
—
Mi-février, assis au chaud dans un café, je contemple, le regard vide, au-delà de la fenêtre givrée, le vent balayer la neige sur la rue. J’aperçois un passant quelconque : soufflant son haleine glacée au rythme de son pas alerte, le dos courbé contre le vent, les mains dans les poches, le cou enfoncé dans les épaules de son coupe-vent… Un instant saisi, figé, dans l’évolution de l’univers… sans retour.
devant le café
un jeudi matin d’hiver
l’éternité fige
Mi-mai, délesté des pelures vestimentaires hivernales sur ma peau, je prends du temps pour remuer la terre de mon jardin ; je fais une pause pour contempler mon travail ; je savoure de vieux souvenirs qui surgissent de mon enfance, lorsque je me perdais dans mon imagination, dans la cour derrière chez-moi ou dans un bosquet au parc.
ombres en dentelles
apparaissent les bourgeons
se déboutonner
les bourgeons s’éclatent
le temps glisse entre mes jambes
je danse au présent
***
les fleurs applaudissent
toutes couleurs éclatantes
sur voûte azurée
Au creux de l’été, je marche sur le trottoir dans mon quartier ; une chaleur humide flotte sur ma peau ; le long zizillement des zigales me distrait de ma rêverie éveillée ; je ralentis mon pas…
une brise chaude
molles caresses humides
seconde éternelle
un temps écrasant
poussière d’éternité
mon regard s’échappe
Octobre, novembre, les journées s’écourtent, je prépare le retour de l’hiver… Je range les bûches à côté de la cheminée. Je m’enfonce dans mon fauteuil…
feuilles retournantes
vif sursis éblouissant
rides automnales
ombres allongées
des branches dépareillées
bise pénétrante
les souvenirs filent
tout comme l’eau sous les ponts
le temps passe vite
À l’automne de ma vie, je me promène sur le bord de la mer ; je contemple les vagues qui s’écrasent sur la plage, le temps qui passe ; j’observe les débris qui jonchent mon parcours, je contemple le chemin que j’ai tracé dans l’univers ; je ne regrette rien…
Enfin, même retraité de la vie active, je peine à me délester suffisamment l’esprit pour retrouver ces états de grâce dont j’ai conservé le souvenir… il y a si longtemps. Cette impression de trouver ma place dans l’univers.
un regard distrait
leste pas douce cadence
éternel retour
ralentir le pas
cesser de compter les heures
surprise au détour
le dos au passé
sens unique du présent
le futur qui s’ouvre
=====
Jean-Louis Kerouac est né à Lowell, Massachussetts, il y a cent ans aujourd’hui.
Aujourd’hui, on commémore l’événement dans sa ville natale. Il est devenu plus qu’une légende, un mythe, pas uniquement sur le plan littéraire. Encore aujourd’hui, c’est le personnage, plus que l’écrivain qu’on connait. Qui peut nommer plus qu’un livre qu’il a écrit, outre que On the Road.
Il y a deux ans, le 11 mars 2020, je présentais la dernière d’une série de trois conférences devant un auditoire de membres du programme d’Éducation 3è âge du Collège de Maisonneuve : neuf heures sur ses origines, son cheminement, son œuvre, son immense influence dans le monde entier.
Voici comment j’amorçais la première de cette série :
« La légende : le pape de la Beat Generation, un bourlingueur qui, animé par l’alcool et propulsé par des amphétamines, vagabondait avec ses amis à travers les États en courant la galipote, d’une ville à une autre.
Difficile de s’expliquer comment un dévoyé a pu composer une œuvre qui comprend presque trois dizaines de livres, des romans, des recueils de poésie, un essai sur le bouddhisme et un grand nombre d’articles publiés dans un grand nombre des revues américaines à grand tirage, le tout sur une période de guère plus d’un quart de siècle.
Encore plus difficile de s’expliquer comment cette œuvre a su retenir l’intérêt et l’attention de tant de lecteurs, dans des dizaines de langues et encore plus de pays à travers le monde entier. Il est impossible aujourd’hui, à moins d’y consacrer toute une vie, de tout lire, toutes les études, de visionner tous les documentaires, les reportages, d’écouter tous les témoignages, sur l’homme, sa vie et son œuvre.
Comment s’expliquer l’influence qu’il a exercé sur tant de créateurs ? Bob Dylan et Richard Séguin, Dany Laferrière et Patrice Desbiens, Herménégilde Chiasson et Walter Salles… Comment s’explique l’ascendant qu’il conserve, encore aujourd’hui, sur tant de gens, de toutes les générations?
On sait que Kerouac était d’origine canadienne-française. D’ailleurs, il le mentionne souvent dans plusieurs de ses écrits. Mais ce que peu reconnaissent, c’est comment et à quel point son identité canadienne-française a façonné son œuvre. »
…
…
Jean-Louis Kerouac s’est toujours identifié comme étant d’origine « canuck », c’est-à-dire canadienne-française. Il deviendra Jack Kerouac lorsqu’il commencera à s’intégrer dans la société américaine. Toute son œuvre sera une immense quête d’identité : un Canadien-français errant qui, se cherchant une identité, devient Franco-Américain, sans en être conscient. Et, quand on la lit attentivement, avec intelligence, on découvre que cette œuvre témoigne du passage de l’identité canadienne-française à celle franco-américaine au sein de son milieu d’origine.
Une grande majorité des œuvres de Kerouac peut être catégorisée comme étant de l’autofiction. Il s’inspirait de ses expériences vécues, dans son milieu familial, sa communauté d’origine, le cercle de ses amis, ses milieux de travail, pour créer des romans qui ont témoigné de l’état et de l’évolution de sa société et de son pays. Dès le début de son cheminement, il conçoit le projet d’écrire une série d’œuvres de nature autobiographique, qu’il intitule La légende de Duluoz.
Jean-Louis Kerouac, Jack Kerouac est un rhapsode contemporain — rhapsode, du terme grec rhapsein, tisser, tisser des odes, des poèmes chantés. Il cherchait sa voix, pour s’insérer dans les grands courants artistiques et littéraires de son pays, sans effacer son origine. Devenant un écrivain franco-américain, il trouve sa voix pour chanter ce qu’il vit et peindre ce qu’il observe dans son environnement.
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This is a very important story because it deals with a man who was also named Jack Kerouac, and who was the father of my father…
Honest Jack was fearless. He dared God to strike him with a thunderbolt. Whenever there was a thunderstorm, he would stand on the large porch of his home and roar at the heavens, waving his bony fist at the lashing tempest...
He would use this enormous language against the storm.
The language called Canadian French is the strongest in the world when it come to words of power, such as blast and strike and others. It is too bad that one cannot study it in college, for it is one of the most languagey languages in the world. It is unwritten; it is the language of the tongue, and not of the pen. It grew from the lives of French people come to America. It is a huge language.
The Father of my Father (1941), Atop an Underwood
…
Jean-Louis Kerouac avait 19 ans lorsqu’il a écrit ce texte. Aurait-il pu écrire un texte semblable s’il avait évolué à Montréal par exemple, ou à Québec, à la même époque? Paradoxalement, c’est parce qu’il était canadien-français résidant en Nouvelle-Angleterre en 1941, que Kerouac a pu écrire le texte sur la langue de son grand-père et des ses ancêtres. Il faut reconnaître que s’il avait évolué dans les cercles académiques à Montréal, entre 1940 et 1960, il n’aurait jamais pu élaborer l’équivalent de ce qu’il allait accomplir au cours des années 50, ce qu’il a créé comme œuvre dans le cénacle de sa boy-gang des Beat.
Ce n’est que lorsque des Péloquin, Vanier, suivis de Charlebois ( l’Osstidcho ), mais surtout Michel Tremblay qui ont porté le parler canadien-français devenu québécois à un niveau littéraire.
Kerouac était conscient de ses limites quant à sa capacité d’écrire en français. Pierre Anctil, dans Jack Kerouac : un homme grand, explique que Kerouac n’était pas enraciné dans une véritable pratique littéraire française. Anctil ajoute que si Jacques Renaud ( Le Cassé, Parti Pris, 1964 ) et Victor-Lévy Beaulieu ( Jack Kerouac : un essai-poulet, Éditions du Jour, 1972 ) ont écrit des livres en joual, « … ce fut par ailleurs en plein possession de l’expression française classique dans le respect de ses formes grammaticales fondamentales. »
Kerouac ne parlait pas l’anglais lorsqu’il entre à l’école primaire ; il ne maîtrise pas l’anglais alors qu’il est admis à l’école intermédiaire à 11 ans. Pour la première fois, il ressent les effets des différences de classe sociale et ethnique. Il ne maîtrisait toujours pas très bien l’anglais parlé à la fin du secondaire. Néanmoins, il brille tant sur le plan académique que sur le plan sportif à l’école secondaire.
Il se vante d’avoir sécher régulièrement ses classes au niveau secondaire. Ses enseignants le savaient ; ils savait aussi qu’il passait tout son temps à la bibliothèque municipale, toujours dans le même coin, à lire les classiques, à feuilleter des livres de références, les encyclopédies.
Dans sa biographie littéraire de Kerouac, The Voice Is All : The Lonely Victory of Jack Kerouac ( Penguin Group, 2012 ), Joyce Johnson signale que si le trajet en train entre Lowell et New York durait une demie journée, le trajet psychique était autrement immense.
Avant d’être admis à Columbia, Kerouac doit passer une année complète dans une école préparatoire, la Horace Mann School. Kerouac arrive d’une ville essentiellement ouvrière. Il se retrouve dans une école où la majorité des étudiants proviennent de parents très riches. Plusieurs étudiants arrivent à l’école en automobile conduite par le chauffeur de la famille. Le choc culturel entre la petite ville industrielle et la grande métropole de New York est énorme.
…
Kerouac a été, toute sa vie, un lecteur boulimique. Il cherche, étudie et trouve des modèles qui s’écartent des modes classiques d’expression. Il expérimente pour arriver à exprimer une voix américaine, distincte de l’européenne. Chez Whitman et Thoreau, cette aspiration le mène vers une éthique de l’authenticité, de l’individualité, et d’une relation avec le milieu naturel ; chez Melville : la quête intense de l’absolu dans toutes ses manifestations ; chez Thomas Wolfe : l’autofiction, sa vision de la poésie de l’Amérique ; chez Proust : la chronique d’une vie, comme témoignage d’une époque ; chez Céline : une langue qui reproduit le discours, la parole orale, et le sentiment de la futilité de la vie qui se termine inéluctablement dans la mort.
Sur la base de cet héritage littéraire, et s’appuyant sur sa propre parlure canadienne, il parvient à articuler sa propre voix, son style. Joyce Johnson est peut être la personne qui a le mieux reconnu qui était l’écrivain Kerouac et surtout l’importance de sa culture canadienne dans la genèse de son style.
Elle a été témoin au jour le jour de cette démarche. Dans sa biographie littéraire de Kerouac, elle a décrit, étape par étape le cheminement de la découverte de sa voix, comment ce fut un développement ardu, intense.
Au moment de la parution de On the Road et de la critique élogieuse originale du NY Times, Kerouac est devenu, bien malgré lui, une vedette. Le livre est si populaire que, quelques semaines après le lancement, on imprime une deuxième, puis une troisième édition de son livre, pour répondre à la demande.
Ses collègues de la Beat Generation étaient, en septembre 1957, partis à Tanger, puis à Paris. Il était le seul de sa bande à être disponible pour des entrevues.
Johnson l’a accompagné au cours de la période de la sortie du roman au cours de l’automne 1957. Elle décrit dans sa biographie littéraire comment ce fut le début de la fin pour lui. Il n’était pas prêt à faire face à cette situation. Il a été incapable de s’ajuster à la notoriété. Johnson a vu, jour après jour, comment cette expérience l’a assommé, détruit.
…
L’œuvre entière de Kerouac a exercé une influence énorme à travers le monde entier. Plusieurs de ses livres ont été publiés dans un grand nombre de pays, et dans plusieurs langues.
Pendant longtemps, son œuvre n’a pas été appréciée à sa juste valeur, dans les milieux littéraires de la critique et de l’édition, et encore moins dans les réseaux intellectuels et académiques. Ce n’est que tout récemment qu’on reconnait ce qu’il a accompli, son innovation sur le plan littéraire, ainsi que la profondeur de son œuvre. Toutefois, plusieurs persistent à déprécier, à remettre en question sa valeur – d’aucuns valorisent l’innovation sur le plan du style tout en dépréciant le message, ou inversement.
À l’époque actuelle, où on examine, on reconsidère ce qu’on appelle le corpus historique des œuvres qui définissent une culture, soit d’un pays ou d’une civilisation, on a commencé à y intégrer l’œuvre de Kerouac. Pas uniquement parce que tant de monde l’ont lu, en ont été marqués, mais parce qu’il fait désormais partie de cet ensemble d’œuvres qu’ont considèrent comme étant des piliers de la culture. Des œuvres ont été créées qui se réfèrent à celle de Kerouac, qui n’aurait pas créées autrement. Il fait partie désormais, dans le corpus américain à tout le moins, de cet aréopage, ce cénacle sélect de ces écrivains qu’on étudie dans les universités, en compagnie des Emerson, Twain, Melville, Thoreau, Whitman, Faulkner, Fitzgerald.
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Et pour nous Québécois et nous autres descendants des premiers Canayens dispersés sur tout le territoire de l’Amérique du Nord… que représente-t-il ? Comme tant d’intellectuels, je rumine les réponses à cette question depuis quelques décennies.
Déjà, il y a plus d’un demi-siècle, Michel Euvrard posait ce questionnement dans la revue Parti Pris : beat, battus, béat, Parti pris, page 65, avril 1966.
Kerouac repose la vieille question, celle qu’inlassablement la littérature américaine n’a cessé de poser depuis ses balbutiements, et que nulle réponse ne peut empêcher une réplique, question qui par le fait même qu’il est besoin de la poser, reste nécessairement sans réponse ; une question à laquelle il ne serait possible de répondre que lorsqu’elle aura cessé de se poser, et la réponse alors n’aura plus beaucoup d’importance, « Qu’est-ce que ça veut dire, être Américain ; qu’est- ce que c’est, l’Amérique? »
Il faut reconnaître qu’il y a toujours eu méfiance entre d’une part, ceux qui « trippaient » dans le courant apolitique de la contreculture, ceux qui aspiraient à une transformation graduelle de la société, par une prise de conscience de soi, par opposition d’autre part, à ceux qui étaient plus systématiques, ou méthodiques, qui souhaitaient un renversement de la société ; ces deux courants n’avaient de commun que leur désir de contester, de changer de société. Ce qui est intéressant, c’est que dans ce numéro de parti pris, il y avait la critique de Euvrard, et d’autres textes, une entrevue avec Claude Gauvreau, un poème de Denis Vanier, et une entrevue de Paul Chambeland avec Claude Péloquin. Le tout en référence à des textes des Beat, Kerouac, Corso, entre autres.
Dans Une certaine Amérique à lire : la Beat Generation et la littérature québécoise ( Édition Nota Bene, 2014 ), Jean-Sébastien Ménard identifie trois tendances au Québec, quant à l’héritage de Kerouac chez nous :
Selon Ménard, le thème de l’américanité devient incontournable pour analyser la quête d’identité des Québécois au cours des années 80. Le rapport à l’Amérique et particulièrement aux États-Unis, devient le centre du questionnement identitaire. Il souligne que, comme le remarque Yvan Lamonde, l’élite intellectuelle est tournée intellectuellement vers la France et est éloignée d’une culture populaire et de masse québécoise foncièrement américaine. Pour ces écrivains, être d’Amérique ne signifie pas d’oublier d’où l’on vient, au contraire, mais bien d’être tout ce que l’on est, sans pourtant effacer l’européanité de l’origine.
Ménard souligne que, contrairement à Kerouac et les Beats qui recherchent un autre mode de vie, Jacques Poulin est, dans son roman Volkswagen Blues, à la recherche de traces d’une présence française en Amérique. Il traverse l’Amérique, de Gaspé ( Jacques Cartier ) jusqu’à San Francisco ( Jack Kerouac ), sautillant d’un lieu à un autre, en se servant de documents écrits pour se guider.
Pour Laferrière, que Ménard a rencontré pour les fins de sa recherche, lorsqu’on prend la route, on n’en revient pas. Ménard estime que Laferrière et Kerouac ont beaucoup de points en commun. Le projet d’autobiographie, sous forme d’autofiction ; l’écriture qui alterne entre le passé et le présent ; l’importance du rythme de la langue, de la musique des mots et des phrases ; Kerouac aime jouer avec le langage comme un jazzman joue de son instrument. Laferrière avoue qu’il pense en créole tout en écrivant en français. L’un est fils d’immigrant, l’autre est immigrant. Il est d’avis que Kerouac aurait dû être traduit par un québécois plutôt que par des français.
Le personnage de Kerouac et des auteurs de la Beat Generation apparaissent dans plusieurs romans de Louis Hamelin. Dans Le joueur de flûte, Hamelin met en scène un personnage, Ti-Luc, dans une démarche de quête d’identité – la recherche de son père. De fil en aiguille, les aventures de Ti-Luc l’aide à trouver son identité. Ménard souligne que la Beat Generation a souvent été associée à une quête d’identité. La lecture de Howl, d’Allen Ginsberg, a permis à plusieurs personnes d’assumer leur identité sexuelle par exemple. Il donne aussi l’exemple de Johnny Depp, pour qui la lecture de On the Road a marqué sa vie et l’a aidé à se lancer comme artiste. En ce sens, la Beat Generation a joué le rôle de joueur de flûte pour toute une génération.
Le roman de Michel Vézina, Entre asphalte et vodka est le récit de la rencontre entre deux hommes. Jean, qui se lie d’amitié avec Charles, qui pourrait être son grand-père, et de leur odyssée qui les mène à leurs sources communes, en Gaspésie. Dans ce roman, il y a la présence de la figure d’un père, Victor-Lévy Beaulieu, et celle du grand-père, Kerouac, incarné dans le personnage de Charles, devenu Carl à la suite d’un exil aux États-Unis. Chemin faisant, les deux personnages se retrouvent dans leurs origines.
Ménard mentionne le franco-ontarien, Daniel Poliquin, Visions de Jude, pour étaler l’étendue des œuvres qui témoignent de cette filiation avec le courant beat, sans pour autant copier ce qui se fait aux États-Unis. Pour ma part, j’aimerais signaler l’œuvre d’un poète franco-ontarien, Patrice Desbiens, que j’ai connu il y a quelques décennies, lorsque je travaillais comme journaliste en Ontario-français. Son recueil de poésie, L’homme invisible, est innovateur… ce recueil témoigne très bien de la situation des descendants des canadiens-français qui sont nés à l’extérieur du Québec, pas uniquement en Ontario ou au Manitoba, mais aussi ceux qui écrivent en anglais, en Nouvelle-Angleterre.
L’essai de Victor-Lévy Beaulieu est écrit sous la forme d’un journal intime de sa lecture de Kerouac : pourquoi passer des heures dans un roman si jamais les mots ne vous renvoient pas à vous même? Selon VLB, qu’on le veuille ou non, Kerouac, ce « meilleur romancier de l’impuissance » comme il le qualifie, nous offre un miroir de nous-même. C’est ce qui hantait Beaulieu, lorsqu’il cherchait la conclusion à son essai : « Car le vieux mythe de l’Amérique est un serpent lové en soi, inexpugnable – cette force têtue que n’a su vaincre Jack et qui s’est vengée de façon superbe, dans le bon vin et la mauvaise bière de la Nouvelle-Angleterre. »
…
Quelques semaines avant de me lancer à nouveau dans une autre exploration de l’Amérique au printemps et à l’été 2016, les Éditions Boréal publiaient un recueil de textes inédits rédigés en français par Jack Kerouac — La vie est d’hommage.
Ces textes, qui dormaient dans les archives de Kerouac à la New York Public Library, ont été établis et présentés par le chercheur Jean-Christophe Cloutier. Ce dernier a épluché et étudié attentivement ces textes surprenants. Dans la préface au recueil, Avant Propos : Les travaux de Jean-Louis Kerouac, le chercheur nous révèle ce qu’il qualifie, avec raison, de véritable trésor.
J’ai trimbalé ce livre tout au long de ma longue virée jusqu’au Sud-Ouest, en filant sur les autoroutes et les routes de campagne de la Vallée de l’Ohio, en suivant le parcours de la légendaire Piste de Santa Fe et, enfin, en retournant vers l’est jusqu’à domicile ( https://fernancarriere.com/category/une-boucle-americaine-2016/ ).
De retour chez-moi, en poursuivant la lecture de ces textes qui m’ont fasciné et m’ont dérangé à la fois, j’ai prolongé le voyage, dans tous les sens du terme, tout en relisant et en complétant mon journal de voyage.
Ce qui m’a fasciné le plus de la lecture de ce recueil de textes rédigés en français par Kerouac, c’est la dimension identitaire de ce Franco-Américain de deuxième génération. Cette question m’a hanté tout au long du voyage que je continue en esprit, chez-moi.
En étudiant attentivement les manuscrits de Kerouac, tant les manuscrits rédigés en anglais qu’en français, Cloutier découvre que l’œuvre maîtresse de Kerouac, On the Road, dérive de premières ébauches qui ont été rédigées d’abord en français ; qu’il serait plus juste de parler de cheminement pour traduire le sens véritable de l’expression On the Road : que la véritable version française du titre devrait être Sur le chemin, plutôt que Sur la route.
Laissons Cloutier décrire ce qu’il a découvert en lisant ces manuscrits en français :
« Les textes réunis ici permettront au public de retracer l’évolution de la relation que Kerouac a entretenue avec ses origines canadiennes-françaises — son sentiment d’assimilation, de colonisé invisible en terre étrangère, son dédoublement intérieur, cette dialectique infernale entre la honte et la fierté qui le hante sans cesse de son enfance jusqu’à sa mort en 1969 — tout en mettant en évidence l’influence déterminante que le français a eue sur son développement littéraire, et conséquemment sur la littérature mondiale d’après-guerre. ( page 48 ) »
Kerouac savait qu’il était un grand écrivain. Il a réussi à se positionner dans l’élysée des grands écrivains du monde. Chacun y trouve un miroir de soi… ou non.
***
Il ventait beaucoup ce jour-là. Un avant-goût, aux derniers jours d’août, de l’automne qui viendrait bientôt.
Par un temps favorable, la lentille de Fresnel de ce phare projette son feu jusqu’à 80 km de distance, jusqu’à l’île d’Anticosti. C’est un site historique : en 1905, Marconi y réussi, pour la première fois dans le monde, une communication de télégraphie sans fil avec un navire au large.
Au rythme d’une longue méditation, d’une contemplation, je prolonge ma relecture de La flamme d’une chandelle de Gaston Bachelard… relisant parfois des phrases, des paragraphes, des pages entières, ruminant… inspiré… solitaire, me haussant à la verticalité d’une flamme de chandelle…
Ressuscité du fond d’un tiroir de la mémoire, le souvenir d’une soirée, il y a environ un demi-siècle, où, illuminé par la lecture de ce poème philosophique, j’avais étudié comment saisir une image de cette flamme…
Quelques glanures d’envoûtement…
Quelle révélation fut pour moi le Dictionnaire des onomatopées françoises du bon Nodier. Il m’a appris à explorer avec l’oreille la cavité des syllabes qui constituent l’édifice sonore d’un mot. Avec quel étonnement, avec quel émerveillement, j’ai appris que, pour l’oreille de Nodier, le verbe clignoter était une onomatopée de la flamme de chandelle ! Sans doute, l’œil s’émeut, la paupière tremble quand la flamme tremble. Mais l’oreille qui s’est donnée tout entière à la conscience d’écouter a déjà entendu le malaise de la lumière. On rêvait, on ne regardait plus. Et voici que le ruisseau des sons de la flamme coule mal, les syllabes de la flamme se coagulent. Entendons bien : la flamme clignote.
…
Les trois syllabes de la flamme de chandelle se heurtent, se brisent l’une contre l’autre. Cli, gno, ter, aucune syllabe ne veut se fondre dans l’autre. Le malaise de la flamme est inscrit dans les petites hostilités des trois sonorités. Un rêveur de mots n’en finit pas de compatir avec ce drame de sonorités.
…
Ah ! ces rêveries vont trop loin. Elles ne peuvent naître que sous la plume d’un philosophe perdu dans ses songes. Il oublie le monde d’aujourd’hui où le clignotement est un signe étudié par les psychiatres, où le « clignotant » est une mécanique qui obéit au doigt de l’automobiliste.
…
Mais, avant de philosopher, peut-être faut-il revoir; peut-être, faute de revoir, faut-il réimaginer ce rare phénomène du foyer quand la flamme tranquille détache de son être des flammèches qui s’envolent, plus légères et plus libres sous le manteau de la cheminée.
…
Et quand la sur-flamme reprenait existence, vois, mon enfant, me disait la grand-mère, ce sont les oiseaux du feu. Alors, moi-même rêvant toujours plus loin que paroles d’aïeule, je croyais que ces oiseaux du feu avaient leur nid au cœur de la bûche, bien caché sous l’écorce et le bois tendre. L’arbre, ce porte-nids, avait préparé, tout au cours de sa croissance, ce nid intime où nicheraient ces beaux oiseaux du feu.
…
C’est à la vie lente que nous ramène la compagnie vécue des objets familiers. Près d’eux, nous sommes repris par une rêverie qui a un passé et qui cependant retrouve chaque fois une fraîcheur. Les objets gardés dans le « chosier », dans cet étroit musée des choses qu’on a aimées, sont des talismans de rêverie. On les évoque, et déjà, par la grâce de leur nom, on s’en va rêvant d’une très vieille histoire. Aussi, quel désastre de rêverie quand les noms, les vieux noms s’en viennent à changer d’objet, à s’attacher à une autre chose que la bonne chose du vieux chosier !
Ceux qui ont vécu dans l’autre siècle disent le mot lampe avec d’autres lèvres que les lèvres d’aujourd’hui. Pour moi, rêveur de mots, le mot ampoule prête à rire. Jamais l’ampoule ne peut être assez familière pour recevoir l’adjectif possessif. Qui peut dire maintenant : mon ampoule électrique comme il disait jadis : ma lampe ? … L’ampoule électrique ne nous donnera jamais les rêveries de cette lampe vivante qui, avec de l’huile, faisait de la lumière. Nous sommes entrés dans l’ère de la lumière administrée. Notre seul rôle est de tourner un commutateur. … Un doigt sur le commutateur a suffi pour faire succéder à l’espace noir l’espace tout de suite clair. Le même geste mécanique donne la transformation inverse. Un petit déclic dit, de la même voix, son oui et son non. … Mais, en acceptant la mécanique, le phénoménologue a perdu l’épaisseur phénoménologique de son acte.
…
Relisant, depuis quelques jours, cette rêverie de Bachelard sur la flamme d’une chandelle, d’une lampe à l’huile, je me suis souvenu aussi de mon passage dans les galeries du Louvre à peu près à la même époque, il y aura cinquante ans dans quelques mois. Ce n’est pas le tableau de la Joconde qui a retenu le plus mon attention, mais plutôt, plus que d’autres tableaux, ceux de Georges de La Tour, La Madeleine à la veilleuse entre autres, mais particulièrement le Saint-Joseph charpentier.
L’étude attentive du jeu de la lumière d’une chandelle dans plusieurs tableaux de La Tour, m’avait certes fasciné. Mais aussi, qu’à chaque fois que j’examinais une image du tableau de Saint-Joseph charpentier au cours des années subséquentes, je me suis graduellement rendu compte que ce fut la première fois que j’ai pris conscience que je pourrais devenir père un jour. Mais cela, c’est une tout autre histoire.
Les vieux ( c’est à dire, les plus de soixante ans ) se souviendront d’une tempête qui nous a tous marqués dans notre coin de l’univers. Sur une période de trois jours, cette tempête avait versé plus d’une quarantaine de centimètres de neige sur le nord-est du continent, du sud du Québec jusque dans les provinces de l’Atlantique et les États de la Nouvelle-Angleterre. Des rafales de vents violents atteignant par endroit jusqu’à une centaine de km/h avaient, par endroit, soufflé cette neige jusqu’au deuxième étage de plusieurs maisons. Nous avions tous été pris par surprise. Plusieurs employés ont dû dormir sur leurs lieux de travail et des écoliers ont passé la nuit dans les salles de classe ou les gymnases.
— Consulter les liens ci-bas pour plus de renseignements et images de cette tempête :
À cette époque, je partageais, avec des amis, un appartement au deuxième étage d’une maison, sur la rue Besserer, dans le quartier de la Côte de sable, à Ottawa. Nous avions assez de provisions sur les étagères et dans le réfrigérateur pour durer quelques jours. Entre les bulletins de nouvelles à la radio que nous captions de temps à autre pour nous tenir au courant de l’actualité, nous avons écouté et réécouté notre collection de vinyles tout en lisant ou en jasant de choses et d’autres, jour et nuit, au chaud, dans un nuage d’odeurs variées, de cuisine, de thé et de café, d’alcool et de cigarettes et autres fumées…
À la fin de la tempête, tôt le matin, j’étais sorti pour contempler l’état des lieux : tout était d’une blancheur éblouissante.
On commençait à dégager les principales artères urbaines. J’avais réussi à exécuter péniblement quelques pas à travers les amoncellements de neige sur la rue vers la première intersection, assez pour me convaincre que j’avais pris la mesure de tout ce que j’avais à comprendre.
À l’intersection de l’artère principale, j’ai bifurqué à droite, allongé quelques pas supplémentaires, jusqu’au petit restaurant, une pièce, sans prétention, deux tables, quelques tabourets ; trois femmes d’un certain âge, se partagent l’espace de la cuisine derrière le comptoir. Elles y attendaient leur clientèle habituelle.
J’ai pris le temps de savourer un déjeuner, au comptoir : deux œufs, des rôties, un café…
Voici ce que j’ai griffonné de retour chez moi :
l'après-tempête façonne tout un parc,
sous une pleine-lune
sur une côte de sable
au lever du jour,
trois vieilles enneigées y dissipent les temps
on y entre : trois tantes y ont le temps
on y parle : on y devise du passage de la tempête
et pendant qu'on y placote le quotidien
avec l'âge des temps, deux œufs et un café
la gentillesse ordinaire du long temps des âges
Inconsciemment, la comparaison se faisait en moi, entre l’élégance et le raffinement des citadins, et la simple rusticité des gens de chez nous. J’estimais ceux-ci, je m’étonnais des autres. Je sentais vaguement qu’il y avait, chez nos campagnards, plus de solidité, de bonté, de jugement et d’intégrité ; mais les cheveux bouclés, les lèvres peintes, les cils taillés, les doigts fins et les ongles polis de Marthe m’avaient séduit. Déjà, le sens de l’art se faisait jour en moi aux dépens du cœur et de la conscience. (p. 28, Éditions Typo, 2016)
…
Me voici parmi les descendants de ce peuple que je trouve terriblement domestiqué. Une fois la conquête faite par les Anglais et les sauvages exterminés par les vices de l’Europe, nos blancs, vaincus, ignorants et rudes, nullement préparés au repos et à la discipline, n’eurent rien à faire qu’à se grouper en petits clans bourgeois, cancaniers, pour organiser la vie commune. On eût dit des fauves domptés, parqués en des jardins zoologiques, bien logés, bien nourris, pour devenir l’objet de curiosité des autres nations. (p.43)
…
Je lui confiai rapidement mon désir de me livrer au professorat, à l’université.
— Je veux bien vous appuyer, dit-il. Si jamais vous entrez là, ne soyez pas trop frondeur, pas trop indépendant. Tout ce qui peut ressembler à l’indépendance de caractère, à l’émancipation de certains principes, est banni de l’université, gardienne de la tradition… et de la vérité. (p. 52)…
Poussé par la pitié et la curiosité, je poursuivis ma route et arrivai devant un magasin très bas, très long et très étroit — touchant symbole! — d’où sortaient une foule de personnes chétives, qui emportaient avec elles des fioles coloriées et scellées de timbres officiels.
Je hélai un passant et lui demandai ce que signifiait cette sinistre procession.
— Ce n’est pas une procession, répondit-il, mais le pèlerinage quotidien de la population aux sources de la pensée humaine. L’immeuble que voici appartient à un monopole qui jouit du privilège exclusif de vendre en bouteilles l’esprit pur. Une loi renforcée par des sanctions sévères prohibe absolument l’usage de produits intellectuels autres que ceux-là.
… Aussitôt qu’une intoxication par l’idée ou par l’influence de génie se manifeste quelque part, nos espions nous renseignent et nous administrons aux coupables un astringent qui guérit le cerveau de tout danger de création. (p. 57-58)
…
En 1966, soit trois décennies après la publication original de Les demi-civilisés, voici ce que l’auteur relatait dans l’introduction de la première réédition de son roman.
Ce roman, paru en mars 1934, s’efforçait de peindre certaines milieux petits-bourgeois de Québec et autres lieux.
…
Vers la fin d’avril, son Éminence le cardinal Villeneuve, archevêque, interdisait Les demi-civilisés. Son décret… défendait aux fidèles, sous peine de péché mortel, de lire ce livre, de le garder, prêter, acheter, vendre, imprimer ou diffuser de quelque façon. … C’était le temps où l’Église, encore plus que de nos jours, jouissait d’une autorité et d’un prestige incontestés aussi bien auprès du pouvoir civil que dans la masse des croyants.
1948 — Publication du manifeste du Refus global, qui irrite les autorités ecclésiales et politiques canadiennes-françaises.
1967 — Publication des Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières. Cette fois, c’est le gouvernement canadien qui tente de censurer le livre.
La censure a une longue histoire, dans le monde entier.
Aujourd’hui, elle prend de nouvelles formes, tout aussi menaçantes à l’égard de notre liberté de penser et d’expression. Tant au sein des institutions académiques que dans les réseaux sociaux, on masque, on efface, on « annule »… ceux qui s’investissent comme gardiens de ce qui est convenu d’exprimer et de diffuser, écartent ceux qui les dérangent, les importunent, les contestent.
Je retourne, encore une fois, à la Grande bibliothèque, pour recueillir un livre que j’y avais réservé.
Rendu sur place, rien d’autre à faire que de recueillir mon livre… Le centre-ville est pratiquement désert ; les cafés et les restaurants sont fermés, le ciel est gris. Néanmoins, je flâne un peu, autour de la bibliothèque, tout en saisissant des instants évanescents de ma ville évanescente.
Dire qu’il y a cinq mois depuis qu’on a déclaré l’état d’urgence sanitaire. Dire qu’à l’origine, ce n’était que pour dix jours, deux semaines au maximum. Personne n’aurait pu imaginer que nous allions être confinés aussi complètement, ni que cela allait durer aussi longtemps. Depuis quelques semaines, on déconfine certes, mais progressivement, étape par étape, prudemment… La Grande bibliothèque n’accueille toujours que 250 personnes à la fois, et on n’a toujours pas accès aux tables de travail, ni aux fauteuils de lecture. On relâche et voici que le monstre s’exprime à nouveau. On ressert les contraintes, par exemple, on exige le port d’un masque dans tous les espaces communs fermés.
Comme j’en ai témoigné il y a quelques semaines, j’appréhendais depuis longtemps l’éclosion de cette pandémie. Les spécialistes en la matière nous avertissaient régulièrement qu’il fallait s’y préparer. Ils étaient convaincus que c’était inévitable dans notre monde interconnecté, que ce n’était pas si, mais plutôt quand nous serions envahis par un être malin, mortifère, de surcroit sournois, invisible — un des cavaliers de l’Apocalypse, celui de l’épidémie. Nous avions connu des épisodes semblables au cours des décennies précédentes — H1N1, SARS, Ébola… Il semble même, si on fouille le moindrement nos mémoires collectives, qu’on n’a rien appris de ces épisodes — lisez l’article suivant dans Le Devoir du 6 octobre 2009. Il faut bien s’en rendre compte, qu’en cette ère numérique, on a tendance à vivre dans le présent, comme si le passé n’avait rien à nous apprendre.
Deux jours avant le déclenchement de l’état d’urgence, j’étais heureux d’avoir pu livrer la dernière de mes trois conférences sur Kerouac à l’Éducation 3e âge du Collège Maisonneuve. Depuis quelques semaines, je suivais attentivement l’évolution de l’épidémie à travers le monde. Une semaine plus tard, on fermait toutes les portes, les unes après les autres, les écoles, les lieux publics, voire même les lieux de culte, les commerces. Puis, on a fermé les frontières, on a suspendu les vols d’avion. Finalement, on a annoncé que les écoles étaient fermées pour des semaines. Chaque jour, une nouvelle tuile nous tombait sur la tête. C’est là qu’on a constaté que notre monde était en train de se défaire.
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Je marche machinalement sur le trottoir au cours de cette matinée froide et humide en cette dernière journée de l’hiver. Un vol d’oies blanches passe en jacassant et me distrait de ma rêvasserie covidienne. Je tourne la tête vers le sud et je les cherche entre les branches noires qui se silhouettent sur un ciel gris, brumeux ; on ne les voit pas, mais elles annoncent le printemps. Quelle sorte de printemps aurons-nous cette année ?
Il y a une semaine, on a fortement invité les personnes de plus de 70 ans à s’abstenir, autant que possible, de sortir de chez eux. Les vieux comme moi ne sont pas assignés à résidence, mais c’est tout comme : il nous faut réduire au minimum nos sorties à l’extérieur, pour aller au dépanneur du quartier afin d’acheter du pain, du lait, des œufs…
Aujourd’hui, je décrète que j’ai un prétexte valable : je dois aller retirer de l’argent comptant au guichet automatique de ma caisse populaire et aller chercher des timbres au comptoir postal de la pharmacie. Au retour, je passe au dépanneur ; j’y suis témoin d’une discussion vive entre une femme et un homme, les deux de mon âge, elle soutenant qu’il faudrait soutenir l’économie, maintenir le commerce, l’autre répliquant qu’il faut accorder une priorité à la santé de la population : une discussion qui tourne en rond en réalité puisque il est difficile de concilier ces deux fins : l’économie s’appuie sur une population active en santé alors que le bien-être de la population entière pourrait être menacé par l’invasion du monstre invisible.
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Il est un peu tôt pour cette autre migration, celle de ceux qui passent l’hiver au sud, en Floride, au Texas ou en Arizona. Plusieurs de ces migrants saisonniers, les « snow birds » se hâtent à revenir au pays, soit par avion, soit sur la route. Quelques uns ne savent pas encore qu’ils ramènent l’ennemi auquel on a déclaré la guerre. Étrange cette idée de déclarer la guerre à un ennemi inconscient de l’être, invisible, sans arme, qui ne discrimine pas parmi ses victimes, auxquels il est d’ailleurs complètement indifférent.
Des commentateurs disent que ce virus se déplace sans tenir compte des frontières. En réalité, le virus ne sait pas qu’il traverse une frontière. Ce sont des humains qui transportent des passagers clandestins. Des humains qui ne comprennent pas pourquoi ils doivent se mettre en quarantaine pour éviter de répandre l’ennemi mortifère. On annonce qu’une première victime de cet ennemi, une octogénaire est morte hier, dans une résidence pour aînés de Lanaudière, en banlieue de Montréal. Une dame qui n’avait pas séjourné à l’étranger.
On commence tout juste à prendre conscience de la profondeur de cette catastrophe mondiale. Très rapidement, nous devons nous ajuster à un nouveau régime social… tous les jours, nous sommes des millions, au début de l’après-midi, à suivre les points de presse de l’équipe du premier ministre du Québec… Nous nous rassemblons, comme à une messe d’antan, à suivre l’évolution de la pandémie, pour apprendre à se comporter dans cette lutte contre une invasion perfide, sournoise… à se conformer, à nous soumettre à une nouvelle façon d’être en communauté…
On a progressivement multiplié les barrières et les frontières ; le confinement est pratiquement devenu individuel. Le pays est sectionné, balkanisé… provinces, des régions, des villes et peut-être même des quartiers entre eux. La raison le justifie. Mais ce n’est pas intuitif ; l’humain est un animal social.
Je m’échappe de chez-moi uniquement pour aller chez le boulanger, la charcuterie, le dépanneur. Cela me donne une excuse pour marcher dans le quartier. Depuis quelques semaines déjà que la circulation automobile a été réduite à l’essentiel et que les avions ne volent plus pour aller atterrir à Dorval vers l’ouest, à l’autre bout de l’ile, nous sommes nombreux à constater que la qualité de l’air s’améliore. Cela devient agréable de marcher dehors. Les narines travaillent plus facilement, les poumons se sentent bien.
Je ne souffre toujours pas du confinement au cours de ces premières semaines. Il est vrai que, sur une base personnelle, je m’étais confiné depuis des mois à préparer la série de conférences sur Kerouac que j’ai livrées juste avant d’être assigné à résidence par une force extérieure.
Certes, c’était un confinement volontaire. Je pouvais me déplacer à ma guise où que je le voulais, pour quelque raison que ce soit. De toutes façons, j’ai tant de projets en cours, si ce n’est que de faire le ménage dans mes affaires personnelles. Néanmoins, en arrière-plan, je ressens le poids de la tension mondiale occasionnée par cette catastrophe, un poids d’une lourdeur étouffante. On se sent médusé, parfois paralysé : est-ce qu’on nous pratique à la discipline d’un confinement ? Pas vraiment, il est évident que nos gouvernements sont désemparés, qu’ils réagissent sans trop avoir eu le temps de jauger leurs décisions.
Tant de confusion. On se sent barouettés sur un chemin chaotique, sans boussole, sans savoir où il nous mène. Nous avons perdu, collectivement, nos repères, nos balises. Qu’est-ce qui prime : la liberté de l’individu, ou l’harmonie collective ? L’argent, ou la santé ? La mobilité sans contrainte, le droit de se déplacer où on veut, sans restriction ? Porter un masque ou non ? Tant de sujets de discussions en groupe… sans endroit où s’y adonner.
Dès le début, on nous a assommés d’informations incomplètes, contradictoires, propices à favoriser l’expression de préjugés, marqués de suffisance et d’arrogance à bien d’égards dans les jugements, les analyses, les commentaires, tant chez les spécialistes, les chroniqueurs que les participants dans les réseaux sociaux.
Très rapidement, nous avons été submergés, accablés, non pas d’information, mais aussi d’hypothèses souvent présentées comme étant des informations, des « faits ». On peine à distinguer entre les « nouvelles » et les analyses, ainsi que les opinions qui se métamorphosent en certitudes. Pourtant, on ne fait que commencer à connaître la véritable nature de ce nouveau virus, comment il agit, comment il se propage, comment y réagir. Qui croire ? Il y a une crise de crédibilité. On se méfie : trop de contradictions entre les experts, les autorités politiques et les analystes.
Ce qui me frappe de plus en plus, c’est à quel point cette épidémie devient révélatrice : elle agit comme un miroir. Surtout que notre culture, notre mode de vie, tout entier axé sur le travail, la consommation, l’avoir plutôt que l’être, nous laisse ébahi face à la situation : nous ne parvenons pas à nous adapter, contrairement aux populations orientales — Chine, Corée, Japon, Vietnam…
Cette fois, nous n’y échappons pas. Quoiqu’on fasse, la réalité s’impose. Ce n’est pas un miroir qu’on contemple ; nous nous trouvons dans une pièce murée entièrement de miroirs, sur toutes ses surfaces. On a beau se retourner, se pencher, lever la tête, il ne reste qu’à fermer les yeux, se boucher les narines, les oreilles, tout nous ramène à l’attention. Un véritable kaléidoscope de sensations… La peur s’installe… omniprésence médiatique de la menace de mort. Il nous semble qu’on cultive une ambiance de paranoïa.
Cette méfiance s’étend jusque dans les espaces publics, les trottoirs, les rues. Il devient difficile d’endurer cette distanciation sociale, de partager même en maintenant une distanciation, un sentiment d’empathie, un sourire de complicité, en se croisant sur la rue, au cours de nos marches de santé. On demeure dans un même bateau, même en étant distant les uns des autres. Quelles habitudes sommes-nous en train d’adopter ?
Les contraintes qu’on nous imposent, auxquelles nous nous soumettons plus ou moins de plein gré, deviennent de plus en plus lourdes à endurer. Les gouvernements semblent le comprendre. On nous annonce des plans de déconfinement progressif, à venir dans un avenir plus ou moins proche. Les vieux particulièrement, deviennent de plus en plus impatients, comme en témoigne Josée Blanchette dans Le Devoir du 24 avril.
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Les gouvernements doivent composer avec une réalité qu’ils ne contrôlent pas en réalité. Pourtant, il y a eu des précédents, dans un temps qui est assez récent — lisez l’article suivant, dans Le Devoir du 6 octobre 2009. Ils ont étudié les menaces dans le passé. Il semble qu’ils n’ont pas tenu compte des recommandations de ces études. Nous devons subir les conséquences des prises de décisions politiques passées. Nous héritons des effets de la mise en œuvre d’expériences basées sur des idéologies qui nous ont menés à une catastrophe. Nous avons tous une responsabilité dans cette évolution.
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Au début de l’année en cours, je m’étais inscrit à la série de conférences que notre confrère de l’Éducation troisième âge, Jacques Sénécal, devait livrer en avril-mai. Je m’ennuie de plus en plus de ces activités qui nous stimulent, qui nous offrent aussi une occasion de nous rencontrer les uns les autres, de socialiser. Je tape ces mots sur mon clavier, et mon esprit s’échappe, dans un passé pas si lointain, il y a deux ans, lorsque Jacques nous avait livré une série de conférences sur les comparaisons entre les sagesses occidentales et orientales : les différences entre ces points de vue sur l’univers, notre place dans cet univers, nos relations les uns aux autres en société. Je lis l’article suivant du journaliste de réputation internationale, Pepe Escobar, sur la victoire de Confucius face au défi du Covid-19.
Il n’y a plus de conférences, de cours de philosophie à l’Éducation troisième âge, plus de visites aux musées, plus de visites à la bibliothèque, au cinéma, même pas au Jardin botanique… C’est devenu dimanche matin, à longueur de journée, de semaines, partout dans la ville, dans tous les quartiers. Un jour, en viendrons-nous à préférer l’animation, la vitalité d’une ville, quitte à endurer la pollution qui l’accompagne ?
Aujourd’hui, j’ai l’impression de me retrouver dans un monastère ; une cellule d’un immense monastère… pendant que le monde est en train de se consumer tout entier. Parfois, je me sens coupable de sortir, aller marcher dehors.
Le temps passe, s’allonge. Difficile de ne pas sombrer dans une dépression… cette impression de se retrouver dans une prison ouverte, chacun dans sa cellule, bien réelle, même lorsque on tente de créer des espaces communs virtuels.
Je ne suis pas le seul grand-père à s’ennuyer de la présence de ses enfants, de ses petits-enfants.
De plus, chaque jour, on s’ausculte, on se scrute, on s’analyse constamment, à l’affut de tout indice de symptômes fatidiques, le fond de la gorge qui chatouille, la moindre toux, le nez qui cesse de sentir… s’inspecter, s’examiner, sans cesse, sans arrêt, sans répit, tout en se raisonnant tout le temps, de jour et de nuit, à longueur de jour et de nuit… la peur de la condamnation, pire que la distanciation, la quarantaine…
Il n’y aura pas de voyage à l’été… cette année, je resterai dans mon jardin, à jardiner mon espace de vie… Vient la Fête des mères. Il fait froid. Il faut aussi maintenir nos distances les uns des autres. Notre fille vient nous visiter. Nous devons demeurer à l’extérieur, sans se câliner, pour une quinzaine de minutes seulement. Tristesse, en attendant la chaleur de l’été…
… ce court sillage que nous traçons, chacun de nous, sur la surface de la terre. Certains d’entre nous laisseront des traces plus tangibles de leur passage dans notre infime repli de l’univers. Peu d’entre nous laisseront des marques durables.
Contrairement à toutes les autres espèces vivantes, l’humanité est probablement la seule qui puisse s’imaginer autre que ce qu’elle est. Nous nous sommes inventés des constellations de héros, de chimères, d’anges et de déesses, qui témoignent de cette orgueilleuse aspiration que nous portons en nous, sinon à l’éternité, du moins à l’immortalité.
Les marques indélébiles que la Vie, sous toutes ses formes et à travers toutes les époques, a laissées sur la surface de la terre, devraient pourtant nous porter à plus d’humilité. Des accidents astronomiques ou géologiques ont bien souvent failli en éliminer l’existence même, à plusieurs occasions depuis son apparition, en apparence miraculeuse, il y a environ trois milliards d’années et quelques secondes de plus. Il n’est pas dit qu’un sort semblable ne soit pas réservé à l’espèce humaine, tout comme aux dinosaures il y a peu, si peu, quelque 60 millions d’années.
Il faut toutefois le reconnaître : c’est cette prétention à l’immortalité qui nous propulse aujourd’hui jusqu’aux confins de notre système solaire. Et c’est cette volonté de dépassement qui nous incite à témoigner de notre présence dans l’univers, à dessiner des motifs sur des cavernes, à construire des pyramides, et à lancer des messages comme des cailloux sur la surface de notre galaxie.
C’est cette même prétention qui m’incite à évoquer le sillage que je trace dans l’univers sur les murs virtuels du réseau que l’humanité est en train de se créer depuis un peu plus d’une décennie…
Le 2 septembre 2018
Il fait chaud en ce jour de la Fête du travail. Je retourne à la plage du Wildwood State Park, devant le Long Island Sound.
À midi, la plage s’anime.
Je m’installe à une table de picnic sous un parasol sur la terrasse et j’y dépose mon carnet de dessin… un verre de limonade à portée de la main…
…
Le téléphone sonne tôt ce matin, peu après le petit déjeuner.
La voix de Thérèse est grave. Le message, court, ne me surprend pas. Il n’y a pas grand chose à dire. Il y aura plus de renseignements dans les jours qui viennent.
Robert Dion est mort.
J’ai le souffle coupé. Je suis incapable de parler.
J’écoute Satie, et d’autres musiques semblables, pendant des heures, pour me conforter, m’apaiser l’âme… amorcer mon deuil.
Je le connaissais peu. Depuis peu de temps… cinq ans max. Ce n’était pas un proche. Je le croisais à l’occasion des activités du club de photo que nous fréquentions tous les deux. Nous avions siégé sur le même Conseil d’administration pendant deux ans. Nous suivions souvent les mêmes cours, de philosophie et de politique, dans le cadre du programme d’Éducation 3e âge (ÉTA) du Collège Maisonneuve. Nous participions aux séances du groupe de philosophie des membres de l’ÉTA.
Depuis un an, je suis devenu un peu plus « intime » avec lui. Il me confiait, avec une grande retenue, ce qu’il était en train de vivre. Il me décrivait, d’une façon méthodique et très détaillée, les traitements qu’il était en train de subir, afin de lutter contre le cancer, un cancer de la prostate.
Graduellement, on le voyait moins souvent, au club de photo, aux cours d’ÉTA, aux séances mensuelles du groupe de philo.
C’est par hasard que nous nous sommes rencontrés il y a quelques mois, sur le traversier qui voguait vers les Iles-de-la-Madeleine. C’était, pour lui, un voyage improvisé… une décision d’une dernière minute, prise sur un coup de tête. Nous avions jasé de choses et d’autres, pendant quelques minutes, avant de débarquer. Puis, nous sommes allés chacun de notre côté, à explorer les Iles.
Quelques jours plus tard, nous nous sommes retrouvés à nouveau, au pied du phare de l’Étang du Nord. Il devait repartir plus tôt que nous, pour retourner à Montréal — un rendez-vous médical, un suivi aux traitements qu’il subissait. Je le sentais inquiet… ce qui m’a surpris, puisque je croyais qu’il était en voie de rémission. Néanmoins, j’ai ressenti que ce voyage aux Iles serait son dernier voyage.
Je l’ai revu, une dernière fois, quelques semaines plus tard, au cours d’une réunion régulière du Club de photo. Je me suis informé de son retour des Îles, de son état. La description très minutieuse et complète de sa consultation médicale m’avait laissé soucieux. J’appréhendais, sans oser en être convaincu, que c’était le début de la fin. J’avais pressenti qu’il se savait condamné, sans pour autant avoir abandonné tout espoir, en s’accrochant à la moindre lueur d’espoir.
Puis, il y a quelques semaines, j’ai appris qu’il avait été hospitalisé au cours de la période des Fêtes de Noël et du Jour de l’an. J’ai communiqué avec lui par courriel. La teneur de sa réponse a confirmé mes intuitions : ses jours étaient comptés. Une conversation avec un de ses amis m’a révélé qu’on ne lui donnait plus que six mois à vivre. La mort est arrivée plus tôt.
Son décès me rappelle, me souligne encore plus qu’auparavant, alors que je franchis l’étape de mes 70 ans, combien nous sommes tous vulnérables… notre sort est inéluctable. Bien que je puisse espérer vivre encore une décennie, un quart de siècle si je suis chanceux, et peut-être quelques poussières de temps supplémentaire, son décès m’avise que je ne peux rien prendre pour acquis.
Mesurer tout le cheminement d’une vie humaine, qui aurait pu, qui aurait dû, si le sort avait été plus favorable, être plus longue. C’est jeune aujourd’hui, mourir à 68 ans, dans notre société.
Je suis allé me consoler du départ de Robert hier, en compagnie de sa famille, ses amis, ses anciens collègues de travail, les membres des groupes qu’il fréquentait, au cours d’une cérémonie de deuil, une cérémonie très simple, au salon funéraire près de chez-moi.
Au moment d’arriver au salon, j’aperçois au loin, deux membres du Club de photo dont Robert était lui aussi un membre. À l’intérieur, je me retrouve dans un rassemblement important, où je ne reconnais personne. Je m’installe devant un écran où on projette des images qui résument en quelques minutes, 68 ans de vie : des photos d’enfance, sa naissance, l’école primaire, la première communion, l’école secondaire, l’adolescence, la vie quotidienne de la famille qu’il fonde avec Manon, sa compagne de toute une vie, ses filles, ses réunions de famille, d’amis, ses voyages, la pêche… Puis, je passe dans l’autre salle, où on projette sur un autre écran, d’autres photos, des photos « de sa caméra », plus personnelles… des paysages, des études de fleurs, de nature, de voyages. Enfin, un groupe de membres du programme d’Éducation 3e âge du Collège Maisonneuve arrive… un de mes points d’ancrage depuis que je suis arrivé à Montréal il y a six ans, là où je l’ai connu, au cours des dernières années de sa vie.
La cérémonie commence… des témoignages d’anciens collègues de travail, d’un des piliers d’ÉTA Maisonneuve, des amis intimes, ses filles, un de ses frères, sa conjointe qui, en conclusion, nous invite à chanter Cohen, Dance Me to the End of Love… Ces témoignages me révèlent qu’en très peu de temps, j’ai appris à bien connaître cet homme, mieux que je ne le croyais — ses qualités autant que ses travers, même si je n’avais pas cheminé dans les mêmes sentiers que lui, sur l’ile de Montréal pendant plus d’un demi-siècle de vie adulte… son engagement professionnel comme animateur communautaire, son engagement syndical… ses passions pour la photo, la pêche, la cuisine, le vin…
… alors que ces témoignages se suivaient les uns aux autres, j’aperçois, entre les portes de la salle où nous nous trouvons, un cortège funéraire qui traverse le corridor, dirigé par un prêtre catholique vêtu de ses vêtements de cérémonie… le passé du Québec passe et croise le présent…
La jeune génération, celle de nos filles et fils qui engendrent la nouvelle génération qui assurera la suite de notre monde, est en train d’inventer avec nous, de nouveaux rites de passage et de nouvelles formes de festivité, de célébrations de toutes les dimensions de nos vies, individuelles et collectives : naissance, l’école, l’accouplement, le travail, la communauté, la mort.
Au cours de cette période qui commence à la mi-temps du siècle dernier, nous avons conservé Noël, le Nouvel an, Pâque, tout en décapant leur vernis religieux et nous avons cessé de parader dans les rues à la Fête-Dieu en mai. Nous avons converti la parade de la Saint-Jean en fête nationale, et nous y avons invité tous les membres de la société québécoise à y participer. L’accueil des nouveau-nés se limite à la famille immédiate et aux amis les plus proches, en l’absence de l’institution religieuse ; voire, qu’avec le retour progressif des sages-femmes, on réduit de plus en plus la présence impériale de l’institution médicale à la naissance. On institue d’autres fêtes, l’Holloween, par exemple, et on multiplie les diverses formes de festivités communautaires, les festivals, les événements sportifs…
La question d’une des filles de Robert nous saisit tous, nous bouleverse : « Dis-moi papa, comment je m’habille pour te voir mourir ? » Robert a choisi le jour de sa mort, a planifié son adieu ultime. La loi nous permet aujourd’hui, depuis quelques années, l’assistance médicale à mourir. C’est un élément du caractère unique de notre société en Amérique du nord. L’adoption de cette loi s’est faite sans déchirer le tissu de la société québécoise. C’était dans l’air du temps. Nous sommes en train d’inventer une nouvelle forme sociale d’apprivoisement de la mort. Pourquoi s’acharner à prolonger la vie inutilement, contre-nature ? Néanmoins, ce n’est pas une démarche facile. Robert avouait lui-même, dans un de ses derniers messages, que ce n’était pas facile de vivre stoïquement cette étape de la vie.
Beaucoup de leçons à tirer de cet événement… Aujourd’hui, sauf pour un accident, une maladie, une surprise, je compte bien vivre de nombreuses années. Mon vieil oncle, un des frères de mon père, est décédé à l’âge respectable de 95 ans il y a trois ans. Mes tantes, les sœurs de mon père, sont toujours vivantes et s’acheminent vers un centenaire de vie. Mais je ne peux prendre pour acquis cet espoir d’une longue vie heureuse. Nous devons tous nous confronter à la mort ; c’est une démarche qui nous engage sur tous les plans, tant intellectuel et rationnel, qu’émotif, et social. C’est toute la personne qui doit la regarder en face.
Je me souviens, il n’y a que trois ans, nous étions trois couples assis autour d’une même table, au repas annuel des Fêtes de Noël et du Jour de l’an de l’ÉTA-Maisonneuve. Depuis, Jacques d’abord, puis Robert, nous ont quittés.
À cette occasion, Robert et Manon avaient parlé de leur projet de voyage : former une caravane de voyageurs, chacun dans leur véhicule récréatif, pour cheminer au Mexique. Ils essayaient de nous convaincre d’en faire partie. C’est un projet qui a été d’abord mis en suspend, lorsque le cancer s’est manifesté. Il y a un an, Robert reprenait confiance, envisageait même l’avenir avec confiance. Quelques mois plus tard, le sort en a voulu autrement. Lorsque je l’ai rencontré sur le traversier des Iles, j’avais perçu que la maladie l’avait beaucoup ébranlé. Il conservait l’espoir, mais sans pour autant se faire d’illusion. Ce fut, comme je l’avais pressenti, son dernier voyage.
La mort, c’est l’affaire des vivants. Robert a témoigné que c’est possible de l’accueillir sereinement.
( transcriptions des notes manuscrites de mon journal personnel, illustrées d’un dessin et d’une photo récente, ainsi que de photos d’époque )
C’est beaucoup plus par curiosité que par nostalgie que je reviens sur des lieux, la Péninsule acadienne, que j’ai visités il y a quarante ans.
Il y a deux jours, le Village acadien. Hier, le Phare de Miscou. Aujourd’hui, une courte marche dans Shippagan.
Il faudrait que je replonge dans le passé pour mesurer toute la distance du temps – retrouver les négatifs de photos que j’ai prises à cette époque, relire les notes manuscrites dans mes calepins… faire remonter les souvenirs de l’époque…
Je me souviens qu’à l’été 1976, nous avions fait le tour complet de la Gaspésie avant d’arriver ici, en pays acadien.
Nous avions fait du camping, sauf pour les jours de pluie intense, à l’occasion desquels nous allions à l’hôtel ( pas souvent, mais je me souviens particulièrement de celui de Fort Prével ).
Nous avions une tente en toile bleue, épaisse, une « pup tent », où j’avais tout juste ma taille, de la tête jusqu’aux pieds.
On roulait en Toyota Celica, une voiture sportive, dont le coffre était juste assez volumineux pour contenir tous nos sacs et équipements — un minimum d’équipement, un réchaud pour faire chauffer une soupe ou du café, et une glacière qu’il fallait remplir de glace.
Nous nous étions rendus jusqu’à Caraquet, puis Tracadie, Shippagan, Miscou, avant de faire demi-tour. La région était peu développée sur le plan touristique ; peu d’intérêt, sinon que pour les lieux en eux-mêmes et les gens qu’on y rencontre — essentiellement, des villages de pêcheurs. Moi, qui suis allergique aux crustacés, j’avais eu de la difficulté à trouver de quoi manger sur les îles relativement isolées de Lamèque et Miscou.
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Il y a quelques jours, à Charlo, lors d’une conversation avec un employé du camping, ce dernier m’a corrigé : je ne pouvais pas avoir circulé sur la route 11 puisque celle-ci est récente. Nous avions roulé sur la route qui longe le littoral, la 134. Nous y sommes retournés cette année. J’ai constaté qu’il y a plusieurs maisons et édifices abandonnés dans certaines sections de la route. Un grand nombre de maisons sont neuves et on devine que, certaines, plus anciennes, ont été rénovées.
Il y a une certaine industrie touristique, ainsi que des centres d’achat, des édifices publics neufs. La modernité a rattrapé la Péninsule acadienne.
Mais il n’y a plus de chantier maritime à Caraquet et le journal L’Acadie nouvelle a remplacé L’Évangéline.
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L’Acadie, c’est un peuple… pas un pays doté d’institutions d’état, pas une province.
C’est un peuple qui affirme aujourd’hui sa fierté d’être ; un peuple qui a été fondé sur des origines tragiques : le grand dérangement, la déportation, en 1755. L’Acadie a survécu à cet événement.
C’est ce que nous expliquait notre voisine de camping hier soir. On a une forte mémoire historique en Acadie, qui s’est transmise à travers le temps.
Sa grand-mère lui disait : « Be Acadian, speak English ! ». On n’en est plus là.
Mais il reste tout de même des inquiétudes quant à l’avenir, même si le Tintamare annuel de la Fête des Acadiens affirme une présence ostentatoire au monde. Et comme au Québec, si on compte sur une immigration francophone, on demeure réservée à son égard.
Pour ma part, j’estime que cette tentative d’ethnocide ne fut qu’un des premiers épisodes d’une longue suite de nettoyages ethniques des peuples amérindiens, effectués par les Anglais d’abord, puis par leurs successeurs américains, sur tout le continent nord-américain pendant deux siècles.
Je me détache de l’actualité depuis une semaine. Désintoxication de l’Internet notamment… pas de courriels quotidiens, pas de furetage dans mes réseaux. Je n’ai plus de connexions quotidiennes. Et je m’en passe bien, tout en reconnaissant que j’y retournerais si je le pouvais — qu’une heure seulement.
On a oublié comment on fonctionnait il n’y a pas si longtemps sans ces outils de communication sociale. Ceux-ci accaparent beaucoup de notre temps. Nous avions aussi beaucoup plus de temps pour vaquer à d’autres occupations.
Au cours de ce voyage, je trouve utile de recourir aux cartes géographiques traditionnelles, sur papier, complémentairement à mon appareil de géolocalisation. Ce dernier n’est pas de grande utilité si on veut s’écarter, rouler sur des routes de travers, sur le circuit de la route acadienne par exemple, qui longe de littoral du Nouveau-Brunswick, de la Péninsule acadienne jusqu’au pont de la Confédération. Je ne me sers de mon appareil de géo-positionnement que lorsque les cartes traditionnelles manquent de précision.
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Si je me détache des réseaux télématiques, et de l’actualité, je me positionne mieux dans le temps. Je mesure mieux le temps qui passe.
À Lamèque, j’arrête dans une station de service pour faire le plein et demander des directions, comme je le fais autrefois. Je me rends compte que je me retrouve dans un établissement qui a conservé son allure d’autrefois, tout en s’étant branché au 21e siècle : la station service est toujours un garage et pas seulement un point de service pour faire le plein d’essence ; le magasin vend toujours des items reliés à l’entretien mécanique de véhicules motorisés — ce n’est pas un dépanneur où on s’approvisionne en chocolat, en sucre et en sel tout en faisant le plein. Toutefois, la caisse est branchée sur les réseaux de flux commerciaux et financiers électroniques. On ne retrouve ce genre d’établissements à l’allure traditionnelle que dans des régions qualifiées d’excentriques, par rapport aux centres urbains ou dans les axes qui les relient — ou dans les villages historiques. Mais encore, même dans une région relativement excentrique, ces vieux garages, « comme déjà », sont devenus rares.
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Je ne m’ennuie pas d’un temps qui ne s’est pas figé dans le passé. Je me souviens trop bien de certains aspects que je ne regrette pas de ce passé. Mais, pourtant, oui, parfois je déplore certaines dimensions de l’évolution culturelle, sociale et économique de notre société. Surtout, je déplore l’accélération du rythme de vie et tout ce qui en découle.
Je fuis vers les Îles-de-la-Madeleine, là où, à ce qu’on me dit, le rythme est plus lent.
Au moment où j’écris ces lignes, un nuage passe. Fait-il partie de ce système qui pourrait nous déverser d’autres ondées, sous forme d’orage, plus tard, comme les météorologues l’anticipent ? C’est à voir. Tout ce que je constate, pour l’instant, c’est que le temps est redevenu gris, après un intermède ensoleillé de quelques heures.
Ce matin, le temps était à la pluie… toute la matinée… ce ne fut pas une surprise lorsque l’averse est tombée, drue. Le fond de l’air était frais… puis, dès que le rideau des nuages s’est ouvert, en début d’après-midi, pour laisser place au soleil, l’air s’est réchauffé… humide…
Voici, je regarde le faîte des arbres derrière chez-moi. Les rayons du soleil éclaircissent à nouveau le tableau.
Vendredi dernier, ce fut le contraire : soleil le matin, suivie d’une couverture nuageuse progressive de plus en plus sombre autour de l’heure du midi, et d’une pluie intense dès le début de l’après-midi.
Je ne m’y étais pas préparé. Je n’avais pas apporté mon parapluie pour notre sortie au Musée de Pointe-à-Callière, au cœur du Vieux-Montréal.
Bon… on en prend notre partie et on prolonge notre visite du musée pour passer le temps, en espérant que la pluie cesse.
On visite l’exposition en cours sur l’évolution des communications téléphoniques à Montréal depuis un siècle… une visite d’autant plus agréable qu’elle est agrémentée de la présence de ma petite fille qui faisait la découverte d’une époque qu’elle n’aura jamais connue, en compagnie de sa mère, ma fille qui, comme moi, se promenait dans la mémoire de sa propre expérience du passé…. Ensuite, on passe quelques minutes à explorer, dans une autre salle, l’Amazonie et l’univers des chamanes qui se l’ont apprivoisée… un autre voyage dans le temps…
Enfin, il faut bien se résigner à retourner chacun chez soi, quitte à se faire mouiller en se lançant d’un pas alerte sous une véritable douche, vers la station de métro la plus près…
Et c’est ainsi depuis des mois.
La terre est gorgée d’eau dans ma région. Je le constate chaque fois que je traverse le boisé derrière chez-moi ou en flânant dans les parcs et les rues. C’est inhabituel à ce temps-ci de l’année.
Quel contraste avec ce qui se passe à l’autre bout du continent, en Colombie-britannique. C’est très sec là bas et les vents forts et chauds soufflent sans relâche. Quarante mille personnes doivent, ou ont dû abandonner leur logis et trouver refuge en fuyant les quelque 150 feux de forêts qui ravagent la province. L’épaisse fumée devient nocive pour la santé. Les autorités sont débordées. L’an dernier, c’était les habitants de Fort McMurtry, dans la région des sables bitumineux de l’Alberta, qui avaient dû fuir les feux qui ont détruit toute la ville.
Il y a quelques mois, il a plu à presque tous les jours, pendant six semaines en avril et mai. Des milliers de résidences ont été inondées le long des cours d’eau qui ceinturent la grande région de Montréal.
Ailleurs dans le monde, un immense iceberg — douze fois la surface de l’île de Montréal — se détache d’une des banquises de l’Antarctique. Outre Atlantique, un déluge sur Paris provoque des inondations qui s’infiltrent dans le Louvre, menaçant des toiles et des objets d’antiquité.
Ces événements climatiques deviennent non seulement de plus en plus fréquents, mais aussi de plus en plus intenses. C’est ce que les scientifiques avaient prévu il y a plus d’un quart de siècle : des variations climatiques d’une plus grande amplitude.
Il y a deux mois, je relisais mon journal personnel du voyage que nous avons fait à travers les grandes plaines des États-Unis il y a six ans. Tout le bassin du Missouri avait été inondé tout au long du printemps jusqu’au mois de juillet. À un moment donné, nous avions été obligés de modifier notre itinéraire pour tenir compte des risques d’une catastrophe qui planait dans la région de la capitale du Dakota du sud. Quelques semaines plus tard, nous nous étions installés dans un camping au Montana, à quelques enjambées d’une rivière remplie à ras bord.
On commence à reconnaître qu’il y aurait un rapport entre tous ces drames qui nous affligent et le réchauffement climatique de la planète… que ce sont là des manifestations du changement climatique. C’est notre absence collective de conscience planétaire qui nous empêche de « voir »…
Dans un monde de plus en plus interconnecté, où nous sommes littéralement « inondés » d’information, omniprésente, en continu, on refuse toujours de contempler l’avenir qui s’annonce pourtant si clairement. Il n’est plus suffisant de se contenter de petits gestes personnels, individuels, d’initiatives personnelles, « agir localement » chacun dans notre cour. Il faut aussi complètement repenser collectivement nos manières de vivre.