Cheminant vers les Îles… journal de bord

( transcriptions des notes manuscrites de mon journal personnel, illustrées d’un dessin et d’une photo récente, ainsi que de photos d’époque )

Shippagan, Acadie, le 26 août 2017

C’est beaucoup plus par curiosité que par nostalgie que je reviens sur des lieux, la Péninsule acadienne, que j’ai visités il y a quarante ans.

Il y a deux jours, le Village acadien. Hier, le Phare de Miscou. Aujourd’hui, une courte marche dans Shippagan.

Il faudrait que je replonge dans le passé pour mesurer toute la distance du temps – retrouver les négatifs de photos que j’ai prises à cette époque, relire les notes manuscrites dans mes calepins… faire remonter les souvenirs de l’époque…

Miscou 1976

Je me souviens qu’à l’été 1976, nous avions fait le tour complet de la Gaspésie avant d’arriver ici, en pays acadien.

Nous avions fait du camping, sauf pour les jours de pluie intense, à l’occasion desquels nous allions à l’hôtel ( pas souvent, mais je me souviens particulièrement de celui de Fort Prével ).

Déjà en 1976, on abandonnait des quais en Gaspésie…

Nous avions une tente en toile bleue, épaisse, une « pup tent », où j’avais tout juste ma taille, de la tête jusqu’aux pieds.

On roulait en Toyota Celica, une voiture sportive, dont le coffre était juste assez volumineux pour contenir tous nos sacs et équipements — un minimum d’équipement, un réchaud pour faire chauffer une soupe ou du café, et une glacière qu’il fallait remplir de glace.

Nous nous étions rendus jusqu’à Caraquet, puis Tracadie, Shippagan, Miscou, avant de faire demi-tour. La région était peu développée sur le plan touristique ; peu d’intérêt, sinon que pour les lieux en eux-mêmes et les gens qu’on y rencontre — essentiellement, des villages de pêcheurs. Moi, qui suis allergique aux crustacés, j’avais eu de la difficulté à trouver de quoi manger sur les îles relativement isolées de Lamèque et Miscou.

Il y a quelques jours, à Charlo, lors d’une conversation avec un employé du camping, ce dernier m’a corrigé : je ne pouvais pas avoir circulé sur la route 11 puisque celle-ci est récente. Nous avions roulé sur la route qui longe le littoral, la 134. Nous y sommes retournés cette année. J’ai constaté qu’il y a plusieurs maisons et édifices abandonnés dans certaines sections de la route. Un grand nombre de maisons sont neuves et on devine que, certaines, plus anciennes, ont été rénovées.

Il y a une certaine industrie touristique, ainsi que des centres d’achat, des édifices publics neufs. La modernité a rattrapé la Péninsule acadienne.

Le chantier maritime de Caraquet en 1976

Mais il n’y a plus de chantier maritime à Caraquet et le journal L’Acadie nouvelle a remplacé L’Évangéline.

L’Acadie, c’est un peuple… pas un pays doté d’institutions d’état, pas une province.

C’est un peuple qui affirme aujourd’hui sa fierté d’être ; un peuple qui a été fondé sur des origines tragiques : le grand dérangement, la déportation, en 1755. L’Acadie a survécu à cet événement.

C’est ce que nous expliquait notre voisine de camping hier soir. On a une forte mémoire historique en Acadie, qui s’est transmise à travers le temps.

Sa grand-mère lui disait : « Be Acadian, speak English ! ». On n’en est plus là.

Mais il reste tout de même des inquiétudes quant à l’avenir, même si le Tintamare annuel de la Fête des Acadiens affirme une présence ostentatoire au monde. Et comme au Québec, si on compte sur une immigration francophone, on demeure réservée à son égard.

Pour ma part, j’estime que cette tentative d’ethnocide ne fut qu’un des premiers épisodes d’une longue suite de nettoyages ethniques des peuples amérindiens, effectués par les Anglais d’abord, puis par leurs successeurs américains, sur tout le continent nord-américain pendant deux siècles.


Le 28 août – Sur la route… maritime

Je me détache de l’actualité depuis une semaine. Désintoxication de l’Internet notamment… pas de courriels quotidiens, pas de furetage dans mes réseaux. Je n’ai plus de connexions quotidiennes. Et je m’en passe bien, tout en reconnaissant que j’y retournerais si je le pouvais — qu’une heure seulement.

On a oublié comment on fonctionnait il n’y a pas si longtemps sans ces outils de communication sociale. Ceux-ci accaparent beaucoup de notre temps. Nous avions aussi beaucoup plus de temps pour vaquer à d’autres occupations.

La route du littoral, le long du Détroit de Northumberland

Au cours de ce voyage, je trouve utile de recourir aux cartes géographiques traditionnelles, sur papier, complémentairement à mon appareil de géolocalisation. Ce dernier n’est pas de grande utilité si on veut s’écarter, rouler sur des routes de travers, sur le circuit de la route acadienne par exemple, qui longe de littoral du Nouveau-Brunswick, de la Péninsule acadienne jusqu’au pont de la Confédération. Je ne me sers de mon appareil de géo-positionnement que lorsque les cartes traditionnelles manquent de précision.

Si je me détache des réseaux télématiques, et de l’actualité, je me positionne mieux dans le temps. Je mesure mieux le temps qui passe.

À Lamèque, j’arrête dans une station de service pour faire le plein et demander des directions, comme je le fais autrefois. Je me rends compte que je me retrouve dans un établissement qui a conservé son allure d’autrefois, tout en s’étant branché au 21e siècle : la station service est toujours un garage et pas seulement un point de service pour faire le plein d’essence ; le magasin vend toujours des items reliés à l’entretien mécanique de véhicules motorisés — ce n’est pas un dépanneur où on s’approvisionne en chocolat, en sucre et en sel tout en faisant le plein. Toutefois, la caisse est branchée sur les réseaux de flux commerciaux et financiers électroniques. On ne retrouve ce genre d’établissements à l’allure traditionnelle que dans des régions qualifiées d’excentriques, par rapport aux centres urbains ou dans les axes qui les relient — ou dans les villages historiques. Mais encore, même dans une région relativement excentrique, ces vieux garages, « comme déjà », sont devenus rares.

Je ne m’ennuie pas d’un temps qui ne s’est pas figé dans le passé. Je me souviens trop bien de certains aspects que je ne regrette pas de ce passé. Mais, pourtant, oui, parfois je déplore certaines dimensions de l’évolution culturelle, sociale et économique de notre société. Surtout, je déplore l’accélération du rythme de vie et tout ce qui en découle.

Je fuis vers les Îles-de-la-Madeleine, là où, à ce qu’on me dit, le rythme est plus lent.

prolonger l’éternité

 

un temps écrasant

poussière d’éternité

mon regard s’échappe

 

recommencements

Je déambule dans mon passé… je dépouille mes archives, je ranime de vieux souvenirs, je me relis, et je redécouvre parfois ce que j’ai égaré dans les replis de la mémoire…

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scintillement – 1974

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le recommencement

la genèse est depuis longtemps conclue
et fossilisée au fin fond des enfers et des cauchemars
et piégées dans les silences entre les synapses
les trompettes de l’apocalypse ne me taquinent plus

j’ai stoppé le temps
j’ai déposé un océan et un continent
des montagnes au nord de l’est jusqu’à l’ouest
un croissant de baie : la mer au sud
entre le passé et l’avenir

l’automne crétois est un soleil qui pendule à l’envers
d’août jusqu’en novembre
et revient par quand octobre glisse en septembre
– comme on glisse en sieste –
au rythme de la mer
au gré du vent du jour

Ierapetra, Crète – Automne 1971


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Rodos, Grèce, avril 1977

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Extase matérielle : cimicifuga, fin octobre 2005 —  souvenir de mon jardin, Gatineau, Québec.

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Montréal, le 19 août 2014

… je me réconcilie avec ce que je fus, avec ce que je suis, ce que j’ai toujours été… mon parcours dans la vie, les choix que j’ai faits, les lignes droites tout autant que les courbes et les détours…

… ne rien regretter — les coups de tête, les crâneries, les démissions, les abstentions… non plus me complaire des illuminations, des quelques coups de génie, des consécrations…

…reconnaître, accepter, ainsi soit-il…

Évanescences

J’écris pour naître, encore, toujours. Par l’attention neuve, m’absenter de moi, de ce fouillis de tentatives d’être dans un absolu qui vous émiette et vous éparpille comme le vent, ce matin, fait avec les vieilles feuilles, les vieilles tiges de l’an passé.

… J’écris pour me perdre et me retrouver, dans l’effrayante surabondance du matin, ici parmi les vieux deuils et les ardeurs nouvelles…

Robert Lalonde, Le monde sur le flanc de la truite

Pourquoi écrire si ce n’est que pour se retrouver ? Et comment se retrouver, si ce n’est qu’en retraçant nos pas jusqu’à l’origine, suivre le fil du temps qu’on a déroulé dans le labyrinthe de toutes les saisons de notre vie, pour renaître encore une fois. Qu’importe, qu’on enroule ou qu’on déroule ce fil en répétant toujours et encore une fois le même parcours !

À l’automne de ma vie, je comprends mieux aujourd’hui, plus que jamais auparavant, que l’éternité est présente en moi à chaque instant ; qu’elle agit comme un levier, un point de bascule entre l’instant qui passe et celui qui s’apprête à venir. Et si j’écris, tout comme j’utilise ma caméra pour « prendre » des photos, n’est-ce pas pour vouloir saisir ne serait-ce qu’un moment d’éternité, ce présent qui nous échappe entre les doigts, comme autant de grains de sable qui « s’éparpillent comme le vent ».

Le temps s’écoule dans ma cour. Les feuilles de tremble virevoltent dans le vent. Alors qu’un merle se pose sur une branche, la chatte orange du voisin chemine interminablement le long de la clôture, indifférente à l’angoisse stridente de la sirène de l’ambulance qui file au loin sur le boulevard. Chacun de ces instants d’éternité, une éternité qui s’allonge depuis le début du temps, chacun de ces moments fixés pour l’éternité me renvoient une image de l’évanescence du temps. L’éternité n’engendre pas l’immortalité.

Depuis des jours, je feuillette les pages de mes vieux cahiers, de mes carnets, de mes journaux, où j’ai consigné mes réflexions, mes notes de recherches, de lectures, de voyages, mes observations sur l’actualité, mes ébauches d’articles.  Il y a beaucoup de présomption dans cette quête de vouloir capturer un présent qui se dissipe aussi rapidement que se tisse son devenir. Voire, à l’échelle de l’univers, nos vies ne sont-elles pas que des moments éphémères ?

Dans La Mort de Philae, Pierre Loti se livre à une longue mélopée sur le passage du temps. Il décrit cette quête obsessive de l’Égypte ancienne de vaincre la mort : toutes ces momies ensevelies sous la pierre immuable dans les sables du désert. Il souligne l’ironie de cette quête. Les anciens pharaons, dont on a déterré les dépouilles pour les exposer dans des musées, ceux-là même qui imposaient autrefois le respect, qui effrayaient les vivants, sont aujourd’hui devenus des sujets d’exposition, des appâts touristiques.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », Paul Valéry
… Quand sur l’abîme un soleil se repose, Ouvrages purs d’une éternelle cause, Le Temps scintille et le Songe est savoir… Paul Valéry, Le cimetière marin