J’ai passé plus de huit heures au Salon du livre de Montréal, un samedi, il y a quelques semaines.
Étourdissement …
… un véritable labyrinthe ; la surface est vaste ; intimidante même, on peut s’y perdre facilement …
… une abondance de livres et une foule serrée, par instant étouffante — beaucoup de curieux, de badauds, de fouineurs, d’acheteurs, sans compter les professionnels des métiers du livre …
… des retrouvailles auxquelles je ne m’attendais pas, des conversations avec des auteurs, les tables-rondes d’auteurs sur des sujets divers, …
… flâner d’un kiosque à l’autre, tout en prenant des notes sur des livres, et des revues, à emprunter à la bibliothèque éventuellement, …
… un achat seulement, sur l’histoire de l’écriture !
Depuis plusieurs années, je fréquente beaucoup moins les salons du livre. Je fréquente aussi beaucoup moins les librairies. Je suis plutôt devenu un habitué des bibliothèques, la mienne comprise.
Est-ce pour cette raison que je me suis senti si étourdi ce jour-là ?
Il est vrai qu’on se sent intimidé en entrant : où se diriger pour amorcer l’exploration du labyrinthe, de quel côté tourner ? Il est vrai, comme l’a évoqué David Desjardins, dans sa chronique sur sa visite à ce même Salon du livre (Le climat, Le Devoir, 30 novembre), qu’il y a trop de …
… monde, de mouvement, d’odeurs. Trop de lumière artificielle, de couleurs criardes, de conversations qui se superposent, de papiers glacés irisés, d’émissions de radio en direct, de piaillements d’enfants …
Je fuis les foules, surtout à l’intérieur, où le confinement m’étouffe. Dehors, dans les festivals ou dans les rues, ça va. Mais j’évite les centres commerciaux dont le mouvement s’apparente à celui de ce salon. Sorte de magma humain composé d’individus portés par l’étrange et consensuel désir d’acquérir des choses.
Il y avait aussi, d’autre part, le choix des activités : tant de tables-rondes sur un éventail de sujets qui m’intéressaient et des auteurs que je voulais rencontrer. Il y avait des choix à faire, certains plus faciles que d’autres.
J’ai quitté, au bout de quelques minutes, la table-ronde intitulée « Autour de la chronique : du Web à l’imprimé », préférant prendre un peu de temps pour m’orienter et explorer les lieux ; je saisis au passage une ou deux occasions pour créer des contacts – à suivre au cours des jours qui suivront ; une pause, une longue attente pour un sandwich, un peu de sucre et une boisson.
Je retourne dans la cohue, avant de me diriger vers un autre panel, « La tentation du suicide politique des Québécois », qui retient mon attention jusqu’à la fin. J’évite les auteurs vedettes et je prends le temps pour m’arrêter devant quelques kiosques pour jaser avec d’autres auteurs, moins connus, entre autres des amis et d’anciens collègues de travail que je n’avais pas revu depuis des années, des décennies dans certains cas. Le Regroupement des éditeurs canadiens-français présente une table-ronde, « L’ailleurs par la plume » ; j’en profite pour faire connaissance en personne avec Catherine Voyer-Léger ; il me reste quelques minutes pour me rediriger vers un autre coin du Salon pour écouter les panélistes d’une autre table-ronde.
L’après-midi passe vite. Je prolonge donc mon séjour au Salon, plus longtemps que j’avais prévu au point de départ, afin de bouquiner… tant de livres, de tous les genres, s’adressant à une multitude de publics… je me sens désorienté, dérouté, surchargé… Dire qu’il y aurait une crise du livre, de l’édition, selon les gens du métier ; difficile de l’imaginer, tant l’offre est variée, multiple, en dérivant dans cet immense dédale, cueillant les volumes pour les feuilleter, les jauger et les noter parfois, les goûter du regard, avant de les déposer là où je les avais pris…
***
Il fut une époque où je me serais laissé tenter ; je n’aurais pas pu sortir du Salon, sans rapporter plusieurs livres chez-moi, pour en tourner les pages, délicatement, en arrivant chez-moi, en attendant de les dévorer, ou de les étudier, selon le cas… romans, poésie, récits, traités, essais, …
Il y a deux ans, nous avons déménagé d’un bungalow vers un appartement en condominium. Il n’y avait pas assez de place pour ranger tous les livres que nous avions collectionnés depuis presque quatre décennies. Je travaille d’ailleurs toujours à réduire ma collection. Ce n’est pas facile de se départir de ces objets, des objets «animés », même lorsqu’on sait qu’on ne les lira peut-être jamais plus ; on les conserve pour le souvenir, comme des amis, pour se conforter de leur présence, tout autant que pour qu’on puisse, au cas où, on sait jamais, avoir à les consulter.
Il faut reconnaître aussi que nos intérêts évoluent avec le temps. On s’éprend d’un auteur, dont on lit presque toute l’œuvre, puis on passe à d’autres intérêts. À une époque de ma vie, je ne lisais pratiquement que de la science-fiction ; à une autre époque, au hasard de mon cheminement personnel et professionnel, mes lectures se concentrent sur divers sujets des domaines des sciences sociales, et plus tard, sur des sujets touchant divers aspects de la gestion… En fin de compte, je n’ai conservé qu’un certain nombre de textes classiques ou de livres de réflexions sur des enjeux philosophiques, scientifiques, socio-politiques et économiques, ainsi que toute une collection de livres de récits de voyages, parmi d’autres sujets ; mais je me suis départi de presque tout ce qui touche à la gestion.
Ayant effectué un premier bilan matériel de ma vie il y a deux ans, au cours de ce déménagement qui coïncidait avec la prise de ma retraite de la vie active sur le marché du travail, je suis moins porté à vouloir recommencer à accumuler des possessions, y compris des livres. Les bibliothèques publiques me suffisent amplement. Par contre, j’ai plus de loisir pour me tenir au courant de ce qui s’écrit, tant ce qui est imprimé que ce qui est « publié » dans les circuits de l’univers télématique.
Je ne suis pas pour autant indifférent au débat qui a cours présentement au Québec sur la règlementation du prix du livre. J’ai déjà été rédacteur en chef d’une revue culturelle, Liaison, il y trois décennies ; je comprends l’importance de maintenir, encore aujourd’hui, un réseau indépendant de libraires, tout autant que de faciliter l’accès au livre au plus grand nombre de lecteurs. Aussi, je ne suis pas non plus hostile à l’émergence du livre électronique ; j’observe plutôt, avec un grand intérêt, comme témoin informé par l’étude de l’histoire de l’écriture depuis son invention, une révolution en train de bousculer un passé composé au présent.

Revenant chez-moi après ma journée au Salon du livre, feuilletant un peu distraitement mon unique achat, le souvenir de mes premières lectures et de mon premier achat de livre perce les strates de ma conscience.
Je devais avoir neuf ans lorsque j’ai lu mon premier livre au complet. Un vrai livre, relié, prêté par la bibliothèque ; une centaine de pages, surtout du texte, simple, destiné à un public de jeunes lecteurs ; de gros caractères, très peu d’illustrations, quelques dessins ; une biographie de Jacques Cartier.
Le premier de ce qui deviendra une très longue série ; une véritable boulimie. Il y avait peu de livres dans la maison de mon enfance. Mais il y avait l’Encyclopédie de la jeunesse en treize volumes ; elle occupe toujours une partie d’une étagère de ma bibliothèque. Des heures perdues à passer d’un article à l’autre, voyageur intrépide, explorant toutes les ramifications du dédale de l’univers, d’un recoin du monde et d’une époque aux autres, cédant aux nombreuses distractions, avide de tout connaître…
C’est toutefois le souvenir du premier achat qui remonte à la surface de la conscience. Je n’avais pas encore douze ans. J’avais économisé quelques sous, salaire de menus services rendus aux adultes. Je les avais déposés au fond de ma poche pour aller fouiner pour la première fois, au gymnase de l’école, à mon premier « salon » du livre : quelques tables, où étaient disposés des trésors… pour l’enfant que j’étais, une véritable caverne d’Ali Baba… tant de livres, un choix difficile, juste assez de sous pour un seul livre… l’avenir était à l’exploration spatiale.
Je l’ai feuilleté à nouveau il y a quelques jours. C’était comme si je retournais dans le temps ; une autre époque ; le temps a filé…