Ces chemins qu’on n’a prévus …

1966-1971

Au cours des premières semaines de mon arrivée à la faculté de philosophie de l’Université d’Ottawa en automne 1966, je me joins à un petit cercle d’étudiants et de professeurs qui se réunissaient pour s’informer, discuter et organiser des activités de sensibilisation de la communauté universitaire au sujet de la guerre au Vietnam en autre.

L’aumônerie de l’université, dirigée par un père oblat, nous prêtait son sous-sol pour nos réunions. Un professeur de sciences politiques nous fait part d’analyses politiques de divers intellectuels connus, dont d’un écrivain américain, un moine catholique, Thomas Merton.

On nous explique que, depuis plusieurs années, Merton intervient publiquement sur les questions de la menace inhérente à la course à l’armement nucléaire pour l’humanité ; de plus, ce moine préconise la pratique de la non-violence pour soutenir la lutte pour les droits civiques des Noirs dans son pays, ainsi que pour s’opposer à la guerre au Vietnam.  Ces exposés suscitent ma curiosité.

Au cours des jours qui suivent, je me renseigne : j’emprunte son autobiographie spirituelle, The Seven Storey Mountain, entre autres lectures, pendant quelques semaines.

À cette époque, je remettais en question ma croyance aux doctrines chrétiennes et je m’éloignais de l’Église ; j’avais cessé de participer aux rituels requis des fidèles.

Je pouvais adhérer aux prises de position de Merton sur le plan social, à sa philosophie d’action sociale non-violente, mais je ne le suivais pas sur le plan religieux.


Cinq années plus tard, au début de l’automne 1971, au tout début de mon premier voyage en Europe, c’est pour aller saluer une amie de l’Université d’Ottawa que je fais un détour à Trosly-Breuil, tout près de Compiègne en France. Celle-ci travaille bénévolement dans la communauté de l’Arche, une organisation qui accueille des personnes handicapées mentalement, fondée par Jean Vanier, le fils du gouverneur général du Canada.

J’y passe quelques jours. On m’introduit à Jean Vanier. On l’avait informé que j’avais l’intention d’aller en Grèce ; au cours de notre entretien, il me suggère… en se défendant de vouloir me l’imposer… si par hasard, l’ile de Kalymnos se trouverait sur mon itinéraire… si que je pourrait rencontrer son ami, le poète Bob Lax, et de le saluer de sa part. J’en prends note.

Quelques jours plus tard, je chemine vers la Grèce. Je traverse la France, la Suisse et l’Italie en train, puis l’Adriatique en traversier jusqu’à Igoumenitsa, face à l’ile de Corfoue ; je traverse la Grèce en autobus jusqu’à Athènes, où je m’attarde à flâner dans les rues de la ville, à déambuler avec les esprits des Socrate, Sophocle et Périclès, sur les scènes que j’avais imaginées au cours de mes cours d’histoire et de philosophie anciennes ; enfin, j’embarque, encore une fois, sur un autre traversier vers la Crète… où j’y dépose mon sac de dos, à Ierapetra, un petit village de pêcheurs et d’agriculteurs au sud-est de l’ile, face à la Méditerranée, pendant deux mois. Puis, je repars à nouveau, sautillant d’île en île, le long du chapelet des îles du Dodécanèse dans la mer Égée, une semaine à Rodos, quelques jours à Kos, où je fais escale afin d’aller fureter, à la recherche des esprits qui habitent les ruines du premier hôpital du monde occidental, celui d’Hippocrate …

Finalement, c’est vers la fin d’une belle matinée ensoleillée mais fraîche de la mi-décembre que je débarque sur l’ile des pêcheurs d’éponges, Kalymnos. Je m’assois sur la terrasse d’un café face à la grande baie du port.

Vanier m’avait dit que tout le monde connaissait Bob Lax à Kalymnos. En commandant mon café, un café grec bien entendu, metrio, mi-sucré, comme d’habitude, je demande où je pourrais trouver Lax. On me répond qu’il est parti visiter des amis à Patmos. Je sirote mon café, part à la recherche d’une chambre dans un hôtel, revient au café pour le repas en fin de journée. Un homme d’un certain âge, dans la cinquantaine, grand, mince, barbu, s’approche de ma table et se présente, en anglais : Lax.

Je lui transmets les salutations de Jean Vanier, et nous amorçons une conversation qui durera plusieurs jours.

J’apprends qu’après avoir travaillé dans diverses revues américaines, The New Yorker, Time Magazine, il décide de s’engager comme jongleur dans un cirque qui sillonnait l’Amérique, à la fin des années quarante. Il me raconte des récits de ses pérégrinations en Europe au cours des années cinquante, à Paris notamment, où il rencontre plusieurs écrivains, Michaud, Camus, parmi d’autres, tout en fréquentant des membres du groupe des Beatniks américains. Il n’avait jamais rencontré Kerouac, mais ils se connaissaient l’un l’autre de réputation pour avoir fréquenté les mêmes antres autour de l’Université Columbia à New York, ainsi que d’avoir fréquenté des réseaux littéraires parallèles. Au début des années soixante, il dépose ses pénates dans les iles grecques, principalement à Patmos et à Kalymnos.

Un jour, il m’invite chez-lui, dans sa modeste demeure sur les hauteurs de la colline qui surplombe le port : une pièce, qui sert à la fois de salon, de cuisine et de lieu de travail, le minimum de mobilier, une chambre à coucher derrière une porte. Il me parle de sa recherche sur le plan littéraire, à l’élaboration d’un style minimaliste… il me propose d’écouter des enregistrements de ses textes… les mots ne disent rien. Ce sont les intonations, et le rythme qui parlent, comme un morceau de jazz, voire une improvisation baroque… des variations de bleus, de rouges, et de blancs, ponctuées par des silences plus ou moins longs… 

J’apprends, au cours d’une de ces conversations, qu’il était un grand ami de Thomas Merton. Ils avaient partagé un appartement, alors qu’ils étaient tous les deux étudiants à l’Université Columbia à New York. Ils avaient maintenu leur lien d’amitié, tout au long des décennies depuis la fin des années 30, alors qu’ils étaient chacun partis vagabonder sur leurs sentiers respectifs, Merton dans son ermitage, Lax à errer en Amérique et en Europe.

Il me confie qu’il attendait la visite de Merton, chez-lui à Patmos, lorsque celui-ci allait retourner à son monastère à la suite de son voyage spirituel à travers l’Asie, et sa participation à une rencontre internationale de moines aux Indes en 1968. Il croyait que Merton allait quitter le monastère, afin d’expérimenter une nouvelle forme de vie monastique.

Le destin en a voulu autrement. Ces deux amis ne se sont plus jamais retrouvés. Merton est décédé d’un accident à New Delhi. « Qui sait ce qu’il serait advenu de ce mystique dans l’univers, quel aurait été son parcours, si le hasard l’avait envoyé sur une autre piste ? », a-t-il chuchoté, sur le ton de quelqu’un qui se parle à lui-même, en conclusion de cette conversation sur Merton.

Lax a ajouté une dimension personnelle au peu de connaissances que j’avais acquises au sujet de Merton quelques années plus tôt à l’Université.


Louisville, Kentucky, 23 mai 2016

Une agréable surprise m’attend en entrant au Musée d’histoire de la ville de Louisville, au Kentucky : j’y retrouve Merton.

En plus des exemplaires de la trentaine de livres qu’il a publiés, des ouvrages de spiritualité, des essais sur des questions morales et éthiques, ainsi que des recueils de poésie, une exposition y présente des manuscrits originaux de correspondance avec Martin Luther King et des communautés chrétiennes, ainsi que des manuscrits originaux de ses ouvrages. On y expose aussi des objets du quotidien de Merton : ses vêtements, sa coule, ses vêtements de travail manuel, sa dactylo, son bureau de travail intellectuel, la caméra que des amis lui avaient offerte, des dessins…

… sa dactylo, son bureau de travail intellectuel, …

Dans une salle attenante, des citations tirées des ouvrages et des interventions publiques de Merton accompagnent une exposition de photographies de presse sur les émeutes raciales qui ont secoué Louisville au cours de la première moitié des années 60.

En plus de raviver de vieux souvenirs, cette exposition ajoute un aperçu plus intime à ma connaissance de ce personnage exceptionnel : j’ai l’impression de l’avoir rencontré dans sa vie quotidienne, dans son ermitage.


Bien que vivant en ermite au monastère de l’Abbaye de Bethsemane au Kentucky, Merton avait établi un dialogue avec d’autres moines de diverses religions.  De plus, dès le début des années soixante, Merton s’est intéressé aux enjeux qui secouent la société américaine au cours de la première moitié des années soixante. Ils avaient entretenu une correspondance avec le pasteur Martin Luther King.

Il s’était servi de son vaste réseau ( social ) d’amis et d’admirateurs pour diffuser des lettres ouvertes aux membres de communautés chrétiennes afin de les exhorter à s’engager de façon non-violente pour soutenir la lutte pour les droits des noirs.  Il a soumis aussi des textes de réflexion sur l’enjeu des armes nucléaires, ainsi que sur la guerre que son pays menait au Vietnam, à des journaux de grands tirages.

Au même titre que tous ceux qui y ont incarné les qualités de générosité et de compassion imbue d’égalité et de justice, qui ont soutenu les luttes pour les droits civiques des Noirs et contre la guerre au Vietnam, Thomas Merton est un des visages de l’Amérique qui m’ont inspiré et que j’ai appris à admirer.

Martin Luther King, un pasteur baptiste, était reconnu comme un leader religieux de la lutte pour les droits civiques. Merton s’inscrivait dans la filière religieuse catholique de ce même courant œcuménique.  

Une vingtaine de jours après ma visite de l’exposition sur Merton à Louisville, alors que je venais de quitter Saint-Louis pour me diriger vers Santa Fe, j’apprends que Muhammad Ali ( Cassius Clay ), qui était originaire de Louisville, est décédé. Muhammad Ali avait eu le courage de refuser de servir dans l’armée des États-Unis engagée dans la guerre au Vietnam. On se souvient qu’il avait déclaré que jamais un Vietnamien ne l’avait insulté en le traitant de nègre. De plus, il s’était converti en joignant une organisation, la Nation de l’Islam et n’hésite pas de se montrer en public avec le militant Malcolm X.

Plusieurs jeunes gens de mon âge, élevés dans un milieu catholique, se sont progressivement éloignés de toute religion institutionnelle, hiérarchique, au cours des années 60. Certains ont cherché d’autres certitudes spirituelles, ont étudié les enseignements venus de l’Orient.

Pour ma part, je me suis engagé sur le plan social et politique dans mon milieu…

( Extrait de mon journal de voyage, 7 et 10 juin 2016 )

 


Quelques épiphanies : le bonheur au quotidien

Comment je me situe dans l’univers

Mi-février, assis au chaud dans un café, je contemple, le regard vide, au-delà de la fenêtre givrée, le vent balayer la neige sur la rue. J’aperçois un passant quelconque : soufflant son haleine glacée au rythme de son pas alerte, le dos courbé contre le vent, les mains dans les poches, le cou enfoncé dans les épaules de son coupe-vent… Un instant saisi, figé, dans l’évolution de l’univers… sans retour.

devant le café

un jeudi matin d’hiver

l’éternité fige


Mi-mai, délesté des pelures vestimentaires hivernales sur ma peau, je prends du temps pour remuer la terre de mon jardin ; je fais une pause pour contempler mon travail ; je savoure de vieux souvenirs qui surgissent de mon enfance, lorsque je me perdais dans mon imagination, dans la cour derrière chez-moi ou dans un bosquet au parc.

ombres en dentelles

apparaissent les bourgeons

se déboutonner

les bourgeons s’éclatent

le temps glisse entre mes jambes

je danse au présent

***

les fleurs applaudissent

toutes couleurs éclatantes

sur voûte azurée


Au creux de l’été, je marche sur le trottoir dans mon quartier ; une chaleur humide flotte sur ma peau ; le long zizillement des zigales me distrait de ma rêverie éveillée ; je ralentis mon pas…

une brise chaude

molles caresses humides

seconde éternelle

un temps écrasant

poussière d’éternité

mon regard s’échappe


Octobre, novembre, les journées s’écourtent, je prépare le retour de l’hiver… Je range les bûches à côté de la cheminée. Je m’enfonce dans mon fauteuil…

feuilles retournantes

vif sursis éblouissant

rides automnales

ombres allongées

des branches dépareillées

bise pénétrante

les souvenirs filent

tout comme l’eau sous les ponts

le temps passe vite


À l’automne de ma vie, je me promène sur le bord de la mer ; je contemple les vagues qui s’écrasent sur la plage, le temps qui passe ; j’observe les débris qui jonchent mon parcours, je contemple le chemin que j’ai tracé dans l’univers ; je ne regrette rien…

Enfin, même retraité de la vie active, je peine à me délester suffisamment l’esprit pour retrouver ces états de grâce dont j’ai conservé le souvenir… il y a si longtemps. Cette impression de trouver ma place dans l’univers.

un regard distrait

leste pas douce cadence

éternel retour

ralentir le pas

cesser de compter les heures

surprise au détour

le dos au passé

sens unique du présent

le futur qui s’ouvre

=====

Il y a un demi-siècle aujourd’hui…

La tempête du siècle, le 4 mars 1971

Les vieux ( c’est à dire, les plus de soixante ans ) se souviendront d’une tempête qui nous a tous marqués dans notre coin de l’univers. Sur une période de trois jours, cette tempête avait versé plus d’une quarantaine de centimètres de neige sur le nord-est du continent, du sud du Québec jusque dans les provinces de l’Atlantique et les États de la Nouvelle-Angleterre. Des rafales de vents violents atteignant par endroit jusqu’à une centaine de km/h avaient, par endroit, soufflé cette neige jusqu’au deuxième étage de plusieurs maisons. Nous avions tous été pris par surprise. Plusieurs employés ont dû dormir sur leurs lieux de travail et des écoliers ont passé la nuit dans les salles de classe ou les gymnases.
— Consulter les liens ci-bas pour plus de renseignements et images de cette tempête :

À cette époque, je partageais, avec des amis, un appartement au deuxième étage d’une maison, sur la rue Besserer, dans le quartier de la Côte de sable, à Ottawa. Nous avions assez de provisions sur les étagères et dans le réfrigérateur pour durer quelques jours. Entre les bulletins de nouvelles à la radio que nous captions de temps à autre pour nous tenir au courant de l’actualité, nous avons écouté et réécouté notre collection de vinyles tout en lisant ou en jasant de choses et d’autres, jour et nuit, au chaud, dans un nuage d’odeurs variées, de cuisine, de thé et de café, d’alcool et de cigarettes et autres fumées…

À la fin de la tempête, tôt le matin, j’étais sorti pour contempler l’état des lieux : tout était d’une blancheur éblouissante.
On commençait à dégager les principales artères urbaines. J’avais réussi à exécuter péniblement quelques pas à travers les amoncellements de neige sur la rue vers la première intersection, assez pour me convaincre que j’avais pris la mesure de tout ce que j’avais à comprendre.
À l’intersection de l’artère principale, j’ai bifurqué à droite, allongé quelques pas supplémentaires, jusqu’au petit restaurant, une pièce, sans prétention, deux tables, quelques tabourets ; trois femmes d’un certain âge, se partagent l’espace de la cuisine derrière le comptoir. Elles y attendaient leur clientèle habituelle.
J’ai pris le temps de savourer un déjeuner, au comptoir : deux œufs, des rôties, un café…
Voici ce que j’ai griffonné de retour chez moi :


l'après-tempête façonne tout un parc,
sous une pleine-lune

sur une côte de sable


au lever du jour,
trois vieilles enneigées y dissipent les temps

on y entre : trois tantes y ont le temps
on y parle : on y devise du passage de la tempête

et pendant qu'on y placote le quotidien
avec l'âge des temps, deux œufs et un café

la gentillesse ordinaire du long temps des âges


Côte de sable, Ottawa, Hiver 1973

Jardin de lumière – 2018

Un essai photographique, pour le plaisir de l’oeil : prises d’images à l’automne 2018, dans le jardin japonais du Jardin botanique de Montréal, en soirée, dans le cadre de l’événement Jardin en lumière.

Pause

suspension

du temps


ouvrir grandes les pupilles pour contempler les lacis de lumière qui dansent sur l’humus

écouter les silences qui se faufilent entre les feuilles qui virevoltent dans la brise

sentir la sueur descendre du front, percoler sur les poils

lâcher le temps, le laisser se déposer comme la poussière dans une pièce oubliée, s’encrouter comme le lichen sur du bois effrangé


S’épurer

fin de tempête

Ce matin, je ne m’attendais pas à ce que le camelot livre le journal. Un coup d’œil par la fenêtre m’indique qu’il a été fidèle, malgré la tempête qui a barouetté le pays depuis la veille.

Comme tous les matins, avant d’amorcer la préparation du déjeuner, j’ouvre donc la porte pour prendre le journal…

On ne voit qu’une partie des voitures qui circulent sur le boulevard, à quatre voies, devant chez-moi. D’ailleurs, conformément aux recommandations de toutes les autorités publiques, il n’y a pas beaucoup de circulation ce matin. La nature force la ville à ralentir… il n’y a pas d’école et, pour ceux qui le peuvent, journée de télétravail aujourd’hui.

Il y a quelques minutes, je suis allé dégager la porte de secours du bâtiment, qui donne sur la terrasse derrière chez-moi. La neige est légère, relativement sèche, quoique paquetée par le vent par endroit.

De vieux souvenirs reviennent à la surface …

***

Ce qui nous importune c’est l’instabilité du climat. Il y a tout juste trois semaines, nous avions reçu une belle chute de neige, d’un peu plus de 25 cm. Tout avait fondu dans les jours qui ont suivi. Nous n’avions même pas eu le temps d’en profiter.

Cet hiver a été frustrant sur ce plan. Un peu de neige mais beaucoup plus de pluie que de neige en janvier ; des périodes fréquentes et longues de redoux qui font fondre la neige, ponctuées par de courtes périodes de froid intense… pas moyen de profiter véritablement des avantages de la saison froide.

Les tempêtes de neige en mars ne sont pas rares. Ce qui est rare, c’est qu’elles soient aussi fortes que celle que nous avons connue depuis hier, pour ce temps-ci de l’année.

***

Je suis de cette génération qui se souvient d’une tempête, au début de mars 1971, qui nous avait confinés à l’intérieur pendant deux jours : nous nous étions retrouvés sous une couverture supplémentaire de cinquante cm de neige à la fin de l’hiver. Pour ceux qui, comme moi à l’époque, n’avaient pas d’obligations ou de contraintes professionnelles, qui ne possédaient pas de voiture et qui demeuraient à distance de marche de tout, une telle occurrence nous offrait tout simplement une pause, un arrêt dans un rythme de vie encore beaucoup plus lent que celui d’aujourd’hui, mais une pause tout de même bienvenue…

Après deux jours à l’intérieur, j’étais sorti, me rendre au petit restaurant à quelques pas de chez-moi, tenu par trois « tantes » d’un âge déjà respectable. La tempête avait transformé mon quartier, la Côte de sable, en parc silencieux, fraîchement revêtu de blanc…

l’après tempête est un parc tout blanc
trois vieilles enneigées y ont tout le temps

on entre chez les trois tantes
on y prend le temps de parler du temps

et avec le temps qui passe, deux œufs et un café
on savoure au rythme de la gentillesse ordinaire

fuite

de mercure en fuite s’éterne la vision
sussoter ses sonailles que l’acclame la buivie

m’immentre dans l’emmure inneutre
où dansante scintille la forêt des prisons

je me parle à casser du verbéclat

sur la frontière, entre l’hiver et le printemps, 1972


en filant sur la route, captant le passé présent dans le devenir… à Yellowstone, le 30 juin 2011

Flânant dans les hivers de mon enfance…

lhiver-devant-le-parc-laurier

Il fait froid depuis quelques jours à Montréal, et les météorologues prévoient que cette vague de froid durera encore deux semaines.

Je ne me plains pas du froid, tout au contraire…

Bien que je vieillisse, j’aime toujours l’hiver…Et c’est en rêvassant que je traverse les parcs de ma ville.

en-traversant-le-parc-laurier

De vieux souvenirs surgissent souvent lorsque, flânant dans les parcs de la ville, j’entends le claquement sec d’une rondelle de hockey qui va rebondir au loin sur les bandes d’une patinoire. Regarder des plus ou moins jeunes qui jouent au hockey ravivent des sensations de mon enfance… alors que nous nous regroupions entre amis, que nous déneigions la glace si nécessaire, et que nous nous élancions sur la glace au rythme saccadé du crissement des patins… tout en se passant la rondelle les uns les autres, en l’envoyant planer ou en la frappant en direction d’un filet.

Comme la plupart des hommes de mon âge, j’ai appris à jouer au hockey en même temps que j’ai appris à patiner, vers sept ans ; j’ai pratiqué ce sport jusqu’au début de la vingtaine ; je n’étais pas des plus habiles ; je suivais le rythme plutôt que de mener le jeu, et je réussissais souvent à passer la rondelle à ceux qui comptaient les buts.

Il y a une trentaine d’années, j’ai mobilisé d’autres pères pour cerner un terrain vague dans notre voisinage afin de créer une petite patinoire pour les enfants. Nous en avions profité pour organiser, à l’occasion, des parties de hockey en soirée. Des adolescents nous y rejoignaient. Je m’étais rendu compte que j’avais perdu la forme : manque de souffle et faiblesse des genoux… c’est à cette époque que j’ai éprouvé les premières manifestations de l’inéluctable usure du temps.

Aujourd’hui, j’ai de la difficulté à me pencher pour lacer mes souliers… et mes patins.

Je me contente de rêvasser sur le bord de la patinoire…

lhiver-au-parc-laurier

Que le temps passe vite…

Déjà !

Aujourd’hui, le jour sera aussi long que la nuit. Demain, la nuit sera déjà plus courte que le jour.

Il y a trois jours, tous ceux qui se dirigeaient vers la station de métro tout près de chez moi ont entendu plusieurs volés d’outardes passer en jacassant sur le bord du fleuve. On rapporte qu’elles sont arrivées, beaucoup plus tôt que d’habitude, et en grand nombre, toutes en même temps.

Le printemps est arrivé.

C’était dans l’air : depuis deux semaines, la neige fond aussi rapidement que l’hiver a filé.

Le printemps
Parc Maisonneuve, 19 mars 2016

L’hiver aura été court, et relativement doux cette année.

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Pendant ce temps-là…

Pourtant… cet hiver m’est apparu si long sur un autre plan.

J’ai été surpris plus tôt ce matin, quand j’ai relu mes notes personnelles de journal. Je croyais avoir consacré beaucoup de temps à ruminer sur le sujet qui a accaparé mon attention depuis plusieurs mois, soit le début de l’hiver. Je me suis rendu compte que je n’ai consacré en réalité que quelques semaines à examiner le cheminement de mon identité… à retracer l’évolution de la composition de mes identités… personnelle, collective, intellectuelle, professionnelle…

Qui suis-je ?

Serais-je devenu autre que je suis aujourd’hui si, à plusieurs moments donnés de ma vie, au hasard des circonstances, j’avais pris « d’autres » décisions que celles que j’ai prises ?

Depuis des semaines, j’explore les dimensions de ma généalogie personnelle ; j’examine comment j’ai manœuvré dans le cadre de l’évolution de notre société, de notre monde, tant sur un plan personnel que professionnel. J’étudie, je tente de comprendre, de faire éclater l’exiguïté de ma condition d’être au monde.

J’aurai vécu toute ma vie, tout comme mes ancêtres, sur les marges, les franges des zones frontalières de diverses cultures et de leur évolution : cette lisière de l’espace où on peut traverser d’un bord à l’autre, tout en demeurant chez-soi, chez-nous ; je traverse et je reviens… une lisière étroite, dans un univers qui semble infini ! Je transcrit des extraits de mon journal personnel :

Ma grand-mère, qui est venue au monde dans l’est de l’Ontario, se disait canadienne ; les autres, c’était pour elle, les Anglais. Je suis né canadien-français. Plus tard, au moment de devenir adulte, j’ai choisi de m’identifier comme étant québécois, sans nier mon origine franco-ontarienne.

Dans une communauté aussi fermée sur elle-même, il y avait peu de place pour un jeune homme qui voulait explorer d’autres dimensions de l’univers, d’autres façons d’être, de penser, d’agir ?

La contre-culture pouvait-elle s’exprimer en français ? L’étude de l’histoire m’a appris qu’il peut en coûter cher de papillonner dans les turbulences des grands courants de l’évolution du monde… Kerouac, par exemple, parmi tant d’autres.

Et si j’avais bifurqué vers la physique et le génie plutôt que la philosophie ou la littérature ? Je parle à mes amis ingénieurs et je m’interroge sur moi-même.

Et voici qu’à l’instant présent de ce cheminement, je décide de me retirer, de me distancer un peu de cette frontière, de la multitude de ces frontières où j’ai vécu toute ma vie… et je me rends compte que la frontière entre moi et l’autre, les autres, me suit, me poursuit.

On lutte continuellement pour maintenir une cohésion, ralentir le dépérissement, le démembrement.


Identité… identités…

Je vivais à l’étroit dans l’Ontario-français de ma naissance, sur le versant sud de la Grande rivière, l’Outaouais ; l’Amérique ne m’est pas étrangère, et pourtant mon terreau culturel est beaucoup plus français, européen, qu’américain…

L’été dernier, je me suis senti étranger lorsque j’ai fait une tournée dans le sud de l’Ontario, ce Haut-Canada profond qui n’est plus loyaliste, qui est devenu multiculturel, tellement multiculturel que je ne le reconnais plus… Je m’y suis senti aussi étranger que lorsque je voyage dans le reste du continent nord-américain… qui m’est pourtant plus familier que le territoire de la France…

La lecture, au cours de l’hiver qui se termine, de la correspondance que deux universitaires, François Paré et François Ouellet, ont entretenue pendant deux ans, publiée dans Traversées ( Éditions Nota Bene, 2014 ) puis, subséquemment, de l’essai de François Paré, Les littératures de l’exiguïté ( Le Nordir, 1992 ), a débloqué l’horizon de ma vision sur cette question de l’identité.

Greffées à d’autres — entre autres, Écrire à Montréal, de Gilles Marcotte, Boréal 1997 –, ces lectures m’ont révélé de nouveaux points de vue sur une réflexion qui me hante depuis longtemps. Ouellet, qui s’interroge sur l’identité du père, de sa représentation dans la littérature québécoise contemporaine ; Paré, qui s’interroge sur l’identité exprimée par les « petites » littératures des peuples « minoritaires », marginales par rapport à celles qu’on considèrent comme étant les « pôles du monde ».

Comme François Paré, je fais partie d’une génération qui traîne un héritage lourd dont nous ne parvenons pas à nous délester. Nous avons tenté de le recomposer, de le réorienter. Au delà de notre identité personnelle, quelle dimension prend notre identité collective aujourd’hui, notre être social ? Sommes-nous devenus « autres » ? Nous reconnaissons-nous encore au terme de ce cheminement, de cet effort d’affirmation collective, depuis un demi-siècle ?

Plus concrètement, qu’est-ce qu’on entend, que veut dire cette expression « vivre ensemble », à Montréal, au Québec, aujourd’hui ? La même question se pose aussi ailleurs dans le monde. Que veut dire « vivre ensemble » dans un monde « mondialisé », sur lequel nous n’avons pas plus de prise qu’il y a un demi-siècle, tant sur le plan local que régional ou national ? Que veut dire « vivre ensemble » à l’échelle planétaire, alors que nous basculons dans une nouvelle ère géologique que nous aurons créée sans même en avoir été conscient ?

Ruminations au crépuscule

crépuscule 2
Le Parc Maisonneuve à la fin du jour

Les journées raccourcissent de plus en plus chaque jour. Il faut sortir plus tôt en après-midi pour bénéficier des dernières lumières du jour.

Heureusement, la température est clémente, plus clémente qu’elle ne l’est d’habitude à cette période-ci de l’année. Normalement, selon les météorologues, nous devrions marcher sur une couverture de neige d’une épaisseur d’une dizaine de mm au début du mois de décembre dans la région de Montréal. De plus, on nous prédit aussi un hiver doux cette année.

Je ruminais mes souvenirs sur l’évolution du temps au cours de ma marche plus tôt en fin d’après-midi. Un souvenir précis me revient épisodiquement ces jours-ci.

C’était vers la fin des années 70, nous étions assis autour de la table familiale, mes parents, ma sœur, mes frères et nos conjointes. Ce devait être à l’occasion des fêtes de Noël puisque nous discutions de la température et des hivers d’antan. J’avais exprimé l’avis qu’il fallait se méfier de notre mémoire, qui avait tendance à magnifier nos réminiscences du passé. Ma mère, qui n’en avait pas l’habitude, était intervenue pour insister que les hivers de son enfance étaient effectivement plus sévères, plus longs et froids.

Aujourd’hui c’est à mon tour de me rappeler que les hivers de mon enfance commençaient plus tôt et se prolongeaient plus tard que ceux plus récents, qu’il tombait plus de neige et qu’il faisait plus froid.

Ce qui me surprend encore plus, c’est que les gens que je fréquente, surtout ceux qui sont, selon le point de vue, aussi vieux ou jeunes que moi, sont bien heureux du temps doux que nous éprouvons ces jours-ci. Néanmoins, succombant simultanément à des accès de nostalgie, nous souhaitons tous un Noël blanc ; nous nous en accommoderons d’autant plus facilement que rien ne nous oblige de sortir les jours où le verglas, ou une chute de neige nous incitera à passer la journée au chaud, dans une chaise berçante, avec un livre ( ou une tablette électronique ) et une boisson chaude à portée de la main.

Cet après-midi, à la fin de mes ruminations ambulatoires, je suis revenu à l’actualité : alors que les délégations de tous les pays du monde sont réunies ces jours-ci à Paris, je me suis demandé combien de fois nous avons refusé de reconnaître ces indices qui auraient dû nous porter à porter plus d’attention à cet enjeu du changement climatique. Nous nous sommes comportés comme ces grenouilles qui se baignent dans la marmite qui se réchauffe : c’était tiède, c’est chaud, ça deviendra bouillant, et nous persistons toujours à ne pas changer nos comportements pour éviter ce qui devient chaque jour de plus en plus inéluctable.