L’ Amérique – … militaire

Quelque part au Vermont, 29 juin 2009

Traversée de la frontière en après-midi. Il n’y avait qu’une voiture devant nous. Nous n’avons attendu que quelques secondes pour nous présenter au poste de contrôle. Nous avons fièrement présenté nos nouveaux permis de conduire, qui servent de passeport. Le douanier nous pose une seule question : quel est le numéro de la plaque d’immatriculation du véhicule ? C’est tout ! Il nous invite à passer en nous souhaitant : « Bonne route ! ».

C’était la première fois que nous passions la frontière depuis l’instauration d’un climat de méfiance, de répression aussi, consécutif à la tragédie du 11 septembre 2001 : tous ces incidents que les bulletins de nouvelles nous ont rapportés, le harcèlement des étrangers aux frontières, les mesures arbitraires de fouilles, d’interrogations, l’intolérance à l’égard de toute forme de dissension… sans compter les lois répressives, qui donnent pleins pouvoirs aux agents de la protection de la frontière. Bien entendu, l’élection d’un nouveau président, de réputation plus progressiste, nous porte à croire que le climat de paranoïa s’est atténué. L’accueil à la frontière nous rassure.

Nous roulons quelques heures jusqu’au premier terrain de camping que nous avions réservé. C’est là, et au cours des jours qui suivent, ainsi qu’au cours des quatre voyages subséquents que nous effectuerons aux États-Unis, que je constate que ce qui n’a pas changé, ce sont ces manifestations ubiquitaires de patriotisme… des drapeaux partout, sur le gazon, plantés devant les véhicules motorisés ou les roulottes dans les campings, accrochés sur les auvents, collés sur toutes sortes de surface, et pas seulement des drapeaux.

Camping, Connecticut, septembre 2018

On observe ces expressions de patriotisme, sur des panneaux routiers, dans les médias, au cinéma, dans les forums de discussion… Elles s’expriment dans les chansons populaires. Il n’empêche que cela surprend toujours lorsque on le voit de ses propres yeux ou qu’on l’écoute. Et cela me surprendra toujours, chaque fois que nous nous lancerons dans l’exploration du continent au cours de la décennie qui suivra. C’est au cours de ce premier voyage aux États-Unis depuis l’attentat terroriste sur les tours de New York, qu’il m’a paru que cette surenchère de chauvinisme pourrait être une marque d’insécurité, d’un manque d’assurance, un comportement paradoxal chez ceux qui sont les plus puissants de la planète.

Quelques jours plus tard, nous entrons dans une boutique de courtepointes, sur le bord de la route 6 qui traverse Cape Cod jusqu’à Provincetown. Nous étions les uniques clients et la dame avait du temps pour jaser. Elle confirme mon impression quant à l’insécurité des Américains. Elle nous pose des questions sur le fonctionnement de notre système d’assurance-santé. Elle n’hésite pas à critiquer la gestion de la crise économique par le gouvernement. Elle remet en question la politique d’accueil des immigrants, surtout à l’égard des « illégaux ».

Dans son magasin, dans l’escalier qui mène au deuxième étage, les nombreux documents qui ornent les murs attirent mon attention. Ce sont des documents historiques, attestés par des certificats d’authenticité : des photos et des illustrations de faits d’arme, datant de la Guerre civile, de la première et deuxième guerre mondiale, des guerres de la Corée, du Vietnam et d’Iraq, des photos des présidents Kennedy, Nixon, Bush fils… de son fils en Iraq… une drôle de courtepointe !


Kearney, Nebraska, le 17 juin 2011

Depuis deux semaines, nous traversons la région du Mid-Ouest des États-Unis, depuis Détroit jusqu’à Kearney, au milieu du Nebraska – 1 500 km.

Parmi toutes les observations qui retiennent notre attention, l’impression que la guerre est omniprésente dans la société américaine nous méduse.

Comme au cours de notre périple à Cape Cod deux ans plus tôt, nous constatons toujours des manifestations de patriotisme ; ces manifestations s’accompagnent souvent de marques de valorisation des militaires : rabais pour l’entrée dans des parcs d’amusements, des salles de cinéma, pour des réservations dans des terrains de camping.

Nous sommes témoins, tous les jours, de démonstrations ostentatoires d’appui aux soldats et à l’effort militaire, sous toutes sortes de formes : les manchettes des bulletins de nouvelles qu’on aperçoit sur les écrans de télévision dans les restaurants, les chansons à la radio, les panneaux publicitaires et les annonces dans les vitrines des commerces…

C’est dans ce contexte que j’ai été surpris d’entendre un autre point de vue au cours de la tenue d’un pow-wow à Kearney, au Nebraska.

Pour la troisième année consécutive, les dirigeants d’une organisation locale y avaient invité un des peuples autochtones qui habitaient autrefois dans la région à revenir se manifester sur leurs terres ancestrales d’origine dans la région. Entre autres activités, on les a invités à instruire le public de ce que représentait, pour les peuples autochtones, la tenue d’un pow-wow.

Le maître de cérémonie commence en expliquant que dans la tradition des peuples autochtones de l’Amérique du nord, un pow-wow est une cérémonie communautaire de nature spirituelle, semblable aux cérémonies religieuses dans les communautés d’origine européenne. Cette cérémonie se déroule selon un rituel bien défini.

La marche des vétérans – Kearney Nebraska, 17 juin 2011

Le pow-wow commence par une procession autour du tambour sacré qui rythme la cérémonie. Chaque membre, chaque groupe au sein de la communauté, hommes, femmes, et enfants, y jouent un rôle et y trouvent sa place. Au cours de la cérémonie, on invitera divers participants à faire un tour de piste pour célébrer un événement, souligner une occasion, célébrer ou valoriser des exploits. À un moment donné, le maître de cérémonie invite les membres des forces armées, en service actif autant que les vétérans, à faire un tour de piste, afin de recevoir une marque de reconnaissance de la part des personnes présentes. Quelques personnes répondent à l’appel. Puis, il encourage toutes les personnes présentes qui ne sont pas autochtones à se joindre à la ronde, en ajoutant que ces personnes méritent cette reconnaissance que leur gouvernement ne leur accorde pas.

Je me suis souvenu du drame familial dont ma conjointe avait été témoin quelques jours plus tôt dans un camping dans la région de Chicago. Une femme encourageait son mari à renouveler son engagement dans l’armée pour une autre période de temps, quitte à devoir retourner à l’autre bout du monde, en Afghanistan. Leur fille appuyait la mère. Le garçon, plus jeune, appuyait son père qui ne voulait pas retourner en Afghanistan. Le lendemain, aux petites heures du matin, elle avait aperçu ce même homme, assis sur le bord de la piscine, le dos courbé, la tête entre les mains. Il était le seul soutien d’une famille prise dans l’étau des incertitudes du marché du travail dans le cadre d’une crise économique.

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Deux jours plus tôt, nous nous apprêtions à nous lever de table, ma conjointe et moi, après le dîner au restaurant afin de poursuivre notre visite du Jardin Lauritzen, qui surplombe la rivière Missouri à Omaha, lorsque deux dames se sont présentées à notre table.

C’étaient des Françaises, d’un certain âge… c’est-à-dire, de quelques années de plus que nous, selon les indices qu’on pouvait glaner de la conversation qui suivit l’introduction ; elles avaient reconnu notre accent québécois en nous écoutant à distance, discrètement. Nous étions, tout comme elles, heureux d’entamer une conversation en français, au milieu du continent américain.

Elles ne voyageaient pas ; elles étaient établies à Omaha depuis quelques années. Curieux, je leur ai demandé comment deux Françaises s’étaient-elles retrouvées à Omaha et qu’y faisaient-elles, outre que de fréquenter un jardin public, par un bel après-midi ensoleillé, au milieu de la semaine ?

Elles étaient originaires de la région de Bordeaux, dans le sud-ouest de la France. L’une d’entre elles était issue d’une famille de militaires de carrière. Il y a quelques décennies, elle avait rencontré un jeune militaire américain en mission en France. Cupidon s’en était mêlé : elle l’avait marié et elle l’avait suivi un peu partout aux États-Unis et ailleurs dans le monde, dans le sillage des mutations et des assignations de son mari. Ce dernier était présentement affecté à une base militaire locale — une base importante : selon cette femme, on y trouverait une des plus grandes concentrations de généraux à quatre étoiles dans un même lieu à l’extérieur du Pentagone.

Plus tard, je me suis renseigné : cette base militaire accueille le centre de commandement, de contrôle et de coordination des opérations globales des forces armées américaines, dont les activités de renseignements et de communication reliées aux opérations de défense et de frappe nucléaires. 

J’avais, à quelques reprises depuis la traversée de la frontière à Détroit, remarqué la présence d’installations militaires ici et là. Je savais qu’il y avait une base souterraine sous une montagne du Colorado, où était situé le Commandement de la défense aérospatial de l’Amérique du nord (NORAD – North American Aerospace Defense Command). Mais je ne m’attendais pas à trouver une installation aussi importante à Omaha.

 Au cours des semaines qui ont suivi, j’ai porté un peu plus d’attention à cette dimension de la société américaine. On a rarement l’occasion de prendre conscience de cette dimension de la réalité quand on visite un pays étranger, surtout si on voyage en avion, qu’on atterrit dans une grande ville, qu’on se cantonne dans des milieux urbains, ou qu’on se dirige directement vers des lieux de villégiatures.

Ce n’est qu’en voyageant au long court, sur de longues périodes de temps, en prenant le temps d’observer attentivement le milieu, en parlant au gens que l’on croise, qu’on peut apprendre à mieux connaître un pays, même un pays qui peut nous sembler familier.


Cape Henry, Virginie, 15 mai 2014

C’est pour aller visiter un site historique important de l’histoire des États-Unis que nous nous sommes présentés à l’entrée de la base militaire de Fort Story, à quelques kilomètres au nord de la ville touristique de Virginia City.

Bien que situé sur une base militaire toujours active, ce site historique est accessible au grand public. Ce site comprend un vénérable phare deux fois centenaire, qui est juché sur l’endroit où les premiers colons anglais ont débarqué en Virginie, en 1607, après avoir passé plusieurs mois sur l’Atlantique.

Le phare deux fois centenaire de Cape Henry, Virginie

Les guides touristiques décrivent en détail tout ce qu’il faut savoir pour aller ce site. Nous avions pris soin de nous conformer aux instructions. Je m’étais dit que puisque les guides touristiques nous invitaient à visiter ce lieu, il ne devrait pas avoir lieu de s’inquiéter.

J’ai vécu dans des bases militaires au cours de mon enfance et de mon adolescence, pendant la période de la guerre froide, à la fin des années 50 et au cours des années 60. J’avais une bonne idée à quoi m’attendre lorsque je me suis présenté à la guérite.

C’est pour cette raison que j’ai été surpris de l’accueil de nature hostile et menaçante, des marines au poste de contrôle. Le plus vieux, fin vingtaine, l’air sérieux, un revolver sur la hanche, apparaissait plus calme. Le deuxième, un adolescent qui avait l’air d’avoir célébré ses dix-huit ans quelques semaines plus tôt, était plus nerveux, et armé d’une mitraillette. Je baisse la vitre de la porte du campeur, avec le sourire d’un touriste naïf, nos passeports à portée de la main.

Les questions commencent à pleuvoir : d’où venons-nous, que venons-nous faire là ? J’explique que j’avais visité une demi-douzaine de phares depuis Saint-Augustine au cours de notre voyage, et que celui qui était situé sur la base m’apparaissait d’autant plus intéressant que c’est un des plus vieux sur le continent, le premier construit après que les États-Unis ont obtenu leur indépendance, et qu’il a un petit frère à ses pieds. Il semble que je ne les convaincs pas. La méfiance est palpable.

On poursuit l’interrogatoire : y a-t-il d’autres passagers dans le véhicule, est-ce que nous voyageons avec des armes et si oui, quelles sortes d’armes ? …des armes à feu, des armes blanches ? …on nous demande de sortir du véhicule … je deviens carrément inquiet, voire anxieux. On me demande d’ouvrir le capot du moteur… Le plus vieux s’approche, examine le moteur, puis, constatant qu’il n’a affaire qu’à un vieux couple de touristes innocents, me demande poliment de fermer le capot, nous permet de retourner dans le véhicule, puis nous donne ses instructions en me prévenant qu’il serait très dangereux de tenter de passer au-delà de telle barrière au-delà du phare. Enfin, il lève, une par une, les trois barrières, pour nous laisser passer.

C’est sur place que je me rends compte que la base militaire de Fort Story commande le passage des navires entre l’Atlantique et la Baie de Chesapeake.

Chasepeake Bay : en arrière-plan, un bâtiment de la marine américaine se dirige vers la base navale de Norfolk

Ce n’est pas la circulation des cargos de transport commercial jusqu’au port de Baltimore à quelque 250 km au nord à l’intérieur des terres qui les inquiète ( et encore ? ).

À quelques kilomètres vers l’ouest, la base navale de Norfolk sert de port d’attache aux flottes de l’Atlantique, de la Méditerranée et de l’Océan Indien. La base abrite la moitié des onze porte-avions des États-Unis, ainsi que tous les bâtiments des escadres qui les environnent lorsqu’ils partent au large. La base d’aviation qui y est attachée est la plus grande base aéronavale au monde.

J’ai compris pourquoi, toute la soirée et une bonne partie de la nuit précédente, le vacarme incessant des décollages et des atterrissages des avions de chasse au-dessus du terrain de camping nous avaient maintenus dans un état désagréable de vague inquiétude.

On serait porté à croire que l’Océan Atlantique constitue un rempart, une immense fosse qui protège la forteresse Amérique du Nord. C’est là qu’on saisit que ces installations servent beaucoup plus pour lancer des offensives partout ailleurs dans le monde que pour défendre la forteresse.


Depuis six semaines, nous remontons la côte Atlantique depuis Saint-Augustine. J’ai été étonné de découvrir à quel point cette côte est bardée de bases militaires : une base de sous-marins en Géorgie, tout près de la frontière avec la Floride ; une base logistique d’approvisionnement tout près de Wilmington, entre les deux Caroline, la base d’entraînement des troupes de Marines au Fort Lejeune, en Caroline du Nord.

On trouve le long de cette côte beaucoup plus que des installations actives. Toute la côte est parsemée d’un passé lourd sur le plan militaire : les estuaires des principaux fleuves arborent des musées maritimes mettant en vedette des navires de guerre du 20e siècle ainsi que des ruines de forts qui ont été des théâtres d’événements marquants au cours de la Guerre civile : le Fort Severn, au pied du phare de Tybee, et le fort Pulaski, sur une ile dans le fleuve Savannah ; le Fort Sumter et le complexe muséal de Patriot Point à Charleston ; le Fort Fisher, qui protégeait l’accès à la rivière Cape Fear.

Ce qui m’a frappé encore une fois, c’est l’ampleur de la culture militaire qu’on y entretient. 

Route US 9, au New Jersey, mai 2014 : On appelle Dieu à veiller sur les troupes et leurs familles

Cinq années auparavant, en traversant la Nouvelle-Angleterre, j’avais noté que des propriétaires de gros campeurs motorisés avaient apposé sur leur véhicule un décalque les identifiant comme étant des vétérans des guerres américaines. Cette année, en Floride, j’observe que plusieurs plaques d’immatriculation identifient le propriétaire de la voiture comme étant un membre actif ou un vétéran des corps militaires de la République : armée, marine, infanterie marine, aviation, garde côtière, garde nationale…

Des sections de routes et d’autoroutes honorent les militaires : le Purple Heart Memorial Highway, le Blue Star Memorial Highway et un Freedom Highway en Caroline du Nord. Cet état s’affiche publiquement comme étant le plus cordial à l’égard des militaires. De plus, je commence à dénoter des marques d’association entre le militarisme et la religion. Dieu est appelé à veiller sur les troupes de l’empire.


Dans le cadre de mes recherches pour la préparation de notre voyage du nord au sud le long de la côte Atlantique, les guides de voyage me donnaient l’impression qu’il y avait beaucoup de musées et de sites de nature militaire disséminés tout le long du parcours. Voici ce que j’ai rédigé dans mon journal de voyage à ce propos :

L’image qu’un peuple a de soi-même évolue avec le temps. Les musées projettent cette image ; ce sont des miroirs d’un état d’âme collectif. La visite d’un musée à un moment donné est l’équivalent de contempler un instantané, une photographie d’époque…

Pourquoi voyage-t-on ? Ma lecture des guides de voyage m’indique qu’il ya beaucoup de musées militaires, petits et grands. Je n’ai pas tellement le goût d’aller les visiter, d’autant plus que nous devons choisir nos activités en fonction du temps dont on dispose. Les choix que nous faisons en révèlent autant sur nous-mêmes que sur les gens que nous visitons. Je choisis ce que je veux percevoir, ce que je veux connaître d’un peuple, de l’autre… souvent en fonction de mes préjugés, mes préconceptions.

La guerre est omniprésente aux États-Unis, autant au passé qu’au présent…


Kansas City, Missouri, 8 juin 2016

Traversant Kansas City sur l’autoroute I-70

J’ai l’impression d’avoir vécu toute ma vie sous la menace d’un événement ou d’un accident qui déclencherait une tempête parfaite, à l’échelle mondiale.

Dans l’ambiance de la Guerre froide, particulièrement au cours des années 50 et 60, la menace d’une guerre nucléaire faisait partie de la normalité dans notre environnement. Au cours de la décennie des années 50, on nous faisait faire des exercices dans les écoles pour nous préparer à l’éventualité d’une attaque nucléaire, en nous faisant s’accroupir sous nos pupitres, en attendant l’horreur.

J’avais presque neuf ans, au mois de novembre 1956. Nous habitions sur la base d’aviation de Saint-Hubert, en banlieue de Montréal. Chaque jour, la télévision monopolisait notre attention dans le salon familial en début de soirée. Je me souviens vivement des images des chars d’assaut soviétiques qui ont paradé dans les rues de Budapest, en Hongrie ; je me souviens aussi des images des avions de chasse et des bombardiers qui survolaient le Canal de Suez.

J’écoutais attentivement l’émission hebdomadaire Point de mire, animée par René Lévesque. Je ne comprenais pas toutes des analyses sur les enjeux de ces conflits. Toutefois, la grande attention et l’inquiétude palpable des adultes qui l’écoutaient et qui s’en parlaient, me faisait saisir que l’heure était grave. Je me demandais ce qu’il arriverait si l’un de ces conflits dégénérait. Intuitivement ; je comprenais déjà que la guerre n’était pas uniquement une activité glorieuse.

Au début des années 60, la guerre froide atteint un sommet : nous avons collectivement retenu notre souffle, pendant plusieurs jours, au moment de la Crise de Cuba.

En octobre 1962, ma famille était installée sur la base d’aviation de North Bay : à cette époque, j’étudiais au Petit Séminaire d’Ottawa. Un soir, à la fin de la période d’étude en soirée, le préfet de discipline nous annonce que les Soviétiques avaient installé des missiles nucléaires à Cuba et que le gouvernement américain avait décrété un blocus autour de ce pays. Il nous enjoignait de nous recueillir afin de prier pour une résolution du conflit.

Mon père travaillait dans le complexe souterrain canado-américain du NORAD, quelque part sous la base d’aviation. C’est de ce lieu qu’on aurait déclenché le lancement des missiles nucléaires en riposte à une attaque nucléaire soviétique au-dessus du territoire du continent nord-américain. Nous savions que ces missiles, des Bomarc, étaient situés près de la base militaire de North Bay, mais nous ne savions pas où exactement. J’appréhendais ce qui pouvait arriver si mon père se trouvait isolé au fond du « trou », comme on le qualifiait, alors que ma mère et mes frères et sœur demeureraient à la surface, au centre d’une des cibles probable d’un missile intercontinental venant du nord.    


Deux décennies plus tard, le président américain Ronald Reagan avive à nouveau les tensions en lançant un programme d’armement nucléaire de guerre spatiale.

En novembre 1983, au moment où la tension est la plus vive entre les États-Unis et l’Union soviétique, le réseau de télévision ABC diffuse un téléfilm, le Jour après ( The Day After ), qui met en scène, de façon très réaliste ce qui se passerait si la situation dégénérait et qu’un échange nucléaire avait lieu. La description des événements est très réaliste : la panique s’empare de la population. Dans les campagnes les gens assistent au lancement des missiles qui surgissent de leur silos sous terre au milieu des fermes. Tout le monde quitte les milieux de travail pour rentrer chez eux le plus rapidement possible tout se ruant dans les supermarchés pour s’approvisionner : les gens se trouvent emprisonnés dans des embouteillages monstres lorsque les missiles commencent à exploser. La diffusion de ce téléfilm a un impact immense. L’action du film a été filmée dans les environs des villes de Lawrence au Kansas et à Kansas City, Missouri.

Lorsque je roulais sur l’autoroute I-70 à travers la ville de Kansas City et que je contournais la ville de Lawrence quelque minutes plus tard au mois de juin 2016, mon regard s’échappait à scruter les grandes étendues des plaines de chaque côté de l’autoroute, pour tenter de deviner où pourraient se situer les silos souterrains… détecter de la vapeur qui s’échapperait soudainement du sol, un couvercle qui s’ouvrirait, un missile balistique qui s’élèverait tranquillement pour se dégager, et prendre son élan vers le ciel, vers le continent de l’Eurasie, au nord, au-delà de l’océan arctique.

 Je me souvenais des images du visionnement et de l’impact qu’il avait eu sur moi. Nous n’avions pas encore célébré le premier anniversaire de notre fille lors de cet événement médiatique.

Souvent, au cours des années suivantes, lorsque j’étais pris dans un bouchon de circulation au moment de retourner chez-moi, à la fin d’une journée de travail, il m’arrivait parfois d’être hanté par les images du téléfilm : comment m’y prendrais-je pour traverser une ville paniquée, afin de rejoindre ma famille en banlieue, avant que des missiles intercontinentaux à têtes multiples déversent leurs charges au-dessus de nos têtes. Et même si je parvenais à me rendre à temps, je savais néanmoins que nous ne pourrions pas échapper à l’inévitable…


Même si le rapport entre le peuple américain et ses militaires m’intrigue depuis longtemps, je n’y avais jamais accordé autant d’attention qu’au cours de mes trois longs voyages aux États-Unis, en 2011, 2014 et 2016. Ce n’est pas que j’avais prévu de le faire, mais plutôt qu’une série d’observations me l’y ont incité.

Mon père a passé la plus grande partie de sa vie active comme commis dans la Royal Canadian Air Force et subséquemment, au ministère de la Défense nationale. J’ai vécu une partie de mon enfance sur des bases d’aviation, dans les quartiers résidentiels réservés aux familles des militaires ; ainsi, j’ai mariné dans un bain de culture militaire au sein du foyer familial.

Même si, comme un très grand nombre des membres de ma génération, je sois devenu pacifiste, opposé aux guerres impériales et colonisatrices, je ne suis pas pour autant forcément rétif à toute forme d’institution militaire. Tous ceux qui ont le moindrement étudié l’histoire savent que toute société le moindrement organisée doit prévoir d’avoir à parer aux ambitions psychopathes de ses voisins plus ou moins proches ou lointains.

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le Canada a développé une expertise dans le domaine de la résolution des conflits armés, en se déployant comme force d’interposition, au nom de l’ONU, entre belligérants un peu partout dans le monde. Depuis le début du siècle, le gouvernement canadien a modifié sa politique internationale, en…, et c’est dommage : il est en train de créer une nouvelle image des militaires, sur le modèle de celle des Américains.

Il y a toujours eu un courant pacifiste aux États-Unis. Ce courant a été très actif il y a une cinquantaine d’années, lorsqu’il s’est manifesté pour s’opposer à la guerre au Vietnam. À la fin des années 60, mes colocataires et moi-même avions hébergé un objecteur de conscience américain.

Dans la deuxième moitié des années 60, lorsque j’ai amorcé mes études en philosophie à l’Université, j’ai commencé à me renseigner sur les mouvements de luttes de libération nationale à travers le monde, sur les mouvements étudiants inspirés par la lutte pour les droits civiques des Noirs américains, sur les tactiques de désobéissance civile, sur l’histoire des mouvements progressistes en Amérique du nord… En 1966-1967, nous étions peu nombreux à nous intéresser à ces mouvements. C’est dans le sillage de cette évolution que je suis devenu pacifiste.

We are people of this generation, bred in at least modest comfort, housed now in universities, looking uncomfortably to the world we inherit.

When we were kids the United States was the wealthiest and strongest country in the world: the only one with the atom bomb, the least scarred by modern war, an initiator of the United Nations that we thought would distribute Western influence throughout the world. Freedom and equality for each individual, government of, by, and for the people – these American values we found good, principles by which we could live as men. Many of us began maturing in complacency.  SDS, Port Huron Statement, 1962

À cette époque, associée à la lecture de nombreux essais philosophiques et de romans, ceux de Herbert Marcuse, de John Steinbeck, et d’André Malraux parmi d’autres, la lecture du manifeste du Port Huron Statement de la Student for Democratic Sociéty avait beaucoup contribué à former ma vision du monde. Ce manifeste me donnait une piste de réflexion pour guider les formes de mon engagement social.

Il y a une trentaine d’années, à la veille de mon quarantième anniversaire, j’ai commencé à rédiger un journal personnel en anglais dans le cadre d’un cours de perfectionnement en rédaction dans cette langue. Quatre mois plus tard, je remettais un « essai » d’une dizaine de pages. Ce texte s’intitulait « On the Eve of Turning Forty ». C’était le bilan d’un homme, encore jeune, qui avait vécu le Flower Power une vingtaine d’années plus tôt, qui avait participé activement aux mouvements sociaux et politiques de son époque… et qui prenait acte de l’embourgeoisement de sa génération, celle qui avait contesté non seulement les guerres impériales et la course aux armements nucléaires, mais qui avaient aussi remis en question le matérialisme ambiant de notre société.

We had questionned the unrestrained materialism of our parents’ generation. We had somehow sensed that such wanton consumerism was wasteful and on the long-term ruinous. It took more than a decade before energy conservation became the norm, at least in principle…

… et ainsi de suite. Quelques lignes plus loin, je reconnaissais que le « mouvement » avait ralenti, qu’il s’était essoufflé. J’affirmais que je croyais que l’esprit de ce mouvement demeurait latent, prêt à ressurgir au moment opportun.

Time has taught me that we may not yet be any wiser than our precedessors in managing our world, or any part of it.

Trente ans plus tard, je constate que ma génération n’a pas mieux fait que la précédente.

Je serais mal placé pour lancer la première pierre de blâme à qui que ce soit. Nous faisons tous partie d’un troupeau qui se lance aveuglément devant la falaise, prêts à se lancer dans le vide… Nous sommes en crise certes. Mais ce n’est pas uniquement une crise économique, voire écologique : c’est toujours, comme ce l’était dans le passé, une crise de valeurs… de valeurs morales, comme si on avait oublié que l’économie est une science sociale, une science qui comporte des dimensions morales, qui ne se mesurent pas avec des équations.


Wilmington, Caroline du Nord, 29 juin 2014

Je suis en train de visiter Cuirassé North Carolina, un navire qui a participé dans les batailles navales sur le théâtre de l’Océan Pacifique pendant la deuxième grande guerre mondiale. C’est une imposante machine de guerre, une machine à détruire et à tuer qui est devenu un musée.

Sur le cuirassé North Carolina

Mon regard se fige lorsque j’aperçois cet homme en train de contempler un des canons sur le navire. Cet homme est de mon âge. Il n’a certainement pas participé à la deuxième grande guerre. Mais il a pu avoir été conscrit dans les années 60, pour aller faire la guerre au Vietnam. C’est mon contemporain.

Détroit, Michigan, le 7 juillet 2016

Deux ans plus tard, je suis en train de visiter le musée d’art de Détroit. On y expose une exposition majeure de photographie intitulée The Open Road, qui témoigne de cet engouement qu’ont les Américains pour « la route ».

Une photo de William Eggleston, prise dans les années 60, d’un adolescent qui pousse des charriots à l’extérieur d’une épicerie. J’avais approximativement le même âge que cet adolescent à l’époque.

Je me suis souvenu de l’adolescent avec lequel j’avais passé des heures à fouiller dans un moteur d’automobile au cours d’une vacance d’été que j’ai passé sur la base d’aviation militaire à North Bay. Nous avions tous les deux quinze ou seize ans. Il était américain. Comme moi, il passait l’été chez ses parents, à quelques pas de chez les miens.  Au cours de l’année scolaire, il étudiait dans un collège américain, loin de chez lui.

Je me suis longuement arrêté devant cette photo : qu’est devenu ce jeune homme qui ravivait ce souvenir d’un autre que j’avais connu un demi-siècle ? A-t-il été conscrit pour aller combattre au Vietnam ? Si oui, en est-il revenu vivant, ou éclopé, marqué pour la vie ? …

Je m’estime chanceux d’avoir vécu à une époque et dans un pays qui n’a pas été éprouvé par une guerre. Je demeure toutefois conscient que des guerres affligeaient d’autres populations ailleurs dans le monde, et que mon confort état lié à ces guerres.

Une photo de William Eggleston


  • À noter que ce texte a été modifié la dernière fois il y a cinq ans, le 11 novembre 2020.


Ces chemins qu’on n’a prévus …

1966-1971

Au cours des premières semaines de mon arrivée à la faculté de philosophie de l’Université d’Ottawa en automne 1966, je me joins à un petit cercle d’étudiants et de professeurs qui se réunissaient pour s’informer, discuter et organiser des activités de sensibilisation de la communauté universitaire au sujet de la guerre au Vietnam en autre.

L’aumônerie de l’université, dirigée par un père oblat, nous prêtait son sous-sol pour nos réunions. Un professeur de sciences politiques nous fait part d’analyses politiques de divers intellectuels connus, dont d’un écrivain américain, un moine catholique, Thomas Merton.

On nous explique que, depuis plusieurs années, Merton intervient publiquement sur les questions de la menace inhérente à la course à l’armement nucléaire pour l’humanité ; de plus, ce moine préconise la pratique de la non-violence pour soutenir la lutte pour les droits civiques des Noirs dans son pays, ainsi que pour s’opposer à la guerre au Vietnam.  Ces exposés suscitent ma curiosité.

Au cours des jours qui suivent, je me renseigne : j’emprunte son autobiographie spirituelle, The Seven Storey Mountain, entre autres lectures, pendant quelques semaines.

À cette époque, je remettais en question ma croyance aux doctrines chrétiennes et je m’éloignais de l’Église ; j’avais cessé de participer aux rituels requis des fidèles.

Je pouvais adhérer aux prises de position de Merton sur le plan social, à sa philosophie d’action sociale non-violente, mais je ne le suivais pas sur le plan religieux.


Cinq années plus tard, au début de l’automne 1971, au tout début de mon premier voyage en Europe, c’est pour aller saluer une amie de l’Université d’Ottawa que je fais un détour à Trosly-Breuil, tout près de Compiègne en France. Celle-ci travaille bénévolement dans la communauté de l’Arche, une organisation qui accueille des personnes handicapées mentalement, fondée par Jean Vanier, le fils du gouverneur général du Canada.

J’y passe quelques jours. On m’introduit à Jean Vanier. On l’avait informé que j’avais l’intention d’aller en Grèce ; au cours de notre entretien, il me suggère… en se défendant de vouloir me l’imposer… si par hasard, l’ile de Kalymnos se trouverait sur mon itinéraire… si que je pourrait rencontrer son ami, le poète Bob Lax, et de le saluer de sa part. J’en prends note.

Quelques jours plus tard, je chemine vers la Grèce. Je traverse la France, la Suisse et l’Italie en train, puis l’Adriatique en traversier jusqu’à Igoumenitsa, face à l’ile de Corfoue ; je traverse la Grèce en autobus jusqu’à Athènes, où je m’attarde à flâner dans les rues de la ville, à déambuler avec les esprits des Socrate, Sophocle et Périclès, sur les scènes que j’avais imaginées au cours de mes cours d’histoire et de philosophie anciennes ; enfin, j’embarque, encore une fois, sur un autre traversier vers la Crète… où j’y dépose mon sac de dos, à Ierapetra, un petit village de pêcheurs et d’agriculteurs au sud-est de l’ile, face à la Méditerranée, pendant deux mois. Puis, je repars à nouveau, sautillant d’île en île, le long du chapelet des îles du Dodécanèse dans la mer Égée, une semaine à Rodos, quelques jours à Kos, où je fais escale afin d’aller fureter, à la recherche des esprits qui habitent les ruines du premier hôpital du monde occidental, celui d’Hippocrate …

Finalement, c’est vers la fin d’une belle matinée ensoleillée mais fraîche de la mi-décembre que je débarque sur l’ile des pêcheurs d’éponges, Kalymnos. Je m’assois sur la terrasse d’un café face à la grande baie du port.

Vanier m’avait dit que tout le monde connaissait Bob Lax à Kalymnos. En commandant mon café, un café grec bien entendu, metrio, mi-sucré, comme d’habitude, je demande où je pourrais trouver Lax. On me répond qu’il est parti visiter des amis à Patmos. Je sirote mon café, part à la recherche d’une chambre dans un hôtel, revient au café pour le repas en fin de journée. Un homme d’un certain âge, dans la cinquantaine, grand, mince, barbu, s’approche de ma table et se présente, en anglais : Lax.

Je lui transmets les salutations de Jean Vanier, et nous amorçons une conversation qui durera plusieurs jours.

J’apprends qu’après avoir travaillé dans diverses revues américaines, The New Yorker, Time Magazine, il décide de s’engager comme jongleur dans un cirque qui sillonnait l’Amérique, à la fin des années quarante. Il me raconte des récits de ses pérégrinations en Europe au cours des années cinquante, à Paris notamment, où il rencontre plusieurs écrivains, Michaud, Camus, parmi d’autres, tout en fréquentant des membres du groupe des Beatniks américains. Il n’avait jamais rencontré Kerouac, mais ils se connaissaient l’un l’autre de réputation pour avoir fréquenté les mêmes antres autour de l’Université Columbia à New York, ainsi que d’avoir fréquenté des réseaux littéraires parallèles. Au début des années soixante, il dépose ses pénates dans les iles grecques, principalement à Patmos et à Kalymnos.

Un jour, il m’invite chez-lui, dans sa modeste demeure sur les hauteurs de la colline qui surplombe le port : une pièce, qui sert à la fois de salon, de cuisine et de lieu de travail, le minimum de mobilier, une chambre à coucher derrière une porte. Il me parle de sa recherche sur le plan littéraire, à l’élaboration d’un style minimaliste… il me propose d’écouter des enregistrements de ses textes… les mots ne disent rien. Ce sont les intonations, et le rythme qui parlent, comme un morceau de jazz, voire une improvisation baroque… des variations de bleus, de rouges, et de blancs, ponctuées par des silences plus ou moins longs… 

J’apprends, au cours d’une de ces conversations, qu’il était un grand ami de Thomas Merton. Ils avaient partagé un appartement, alors qu’ils étaient tous les deux étudiants à l’Université Columbia à New York. Ils avaient maintenu leur lien d’amitié, tout au long des décennies depuis la fin des années 30, alors qu’ils étaient chacun partis vagabonder sur leurs sentiers respectifs, Merton dans son ermitage, Lax à errer en Amérique et en Europe.

Il me confie qu’il attendait la visite de Merton, chez-lui à Patmos, lorsque celui-ci allait retourner à son monastère à la suite de son voyage spirituel à travers l’Asie, et sa participation à une rencontre internationale de moines aux Indes en 1968. Il croyait que Merton allait quitter le monastère, afin d’expérimenter une nouvelle forme de vie monastique.

Le destin en a voulu autrement. Ces deux amis ne se sont plus jamais retrouvés. Merton est décédé d’un accident à New Delhi. « Qui sait ce qu’il serait advenu de ce mystique dans l’univers, quel aurait été son parcours, si le hasard l’avait envoyé sur une autre piste ? », a-t-il chuchoté, sur le ton de quelqu’un qui se parle à lui-même, en conclusion de cette conversation sur Merton.

Lax a ajouté une dimension personnelle au peu de connaissances que j’avais acquises au sujet de Merton quelques années plus tôt à l’Université.


Louisville, Kentucky, 23 mai 2016

Une agréable surprise m’attend en entrant au Musée d’histoire de la ville de Louisville, au Kentucky : j’y retrouve Merton.

En plus des exemplaires de la trentaine de livres qu’il a publiés, des ouvrages de spiritualité, des essais sur des questions morales et éthiques, ainsi que des recueils de poésie, une exposition y présente des manuscrits originaux de correspondance avec Martin Luther King et des communautés chrétiennes, ainsi que des manuscrits originaux de ses ouvrages. On y expose aussi des objets du quotidien de Merton : ses vêtements, sa coule, ses vêtements de travail manuel, sa dactylo, son bureau de travail intellectuel, la caméra que des amis lui avaient offerte, des dessins…

… sa dactylo, son bureau de travail intellectuel, …

Dans une salle attenante, des citations tirées des ouvrages et des interventions publiques de Merton accompagnent une exposition de photographies de presse sur les émeutes raciales qui ont secoué Louisville au cours de la première moitié des années 60.

En plus de raviver de vieux souvenirs, cette exposition ajoute un aperçu plus intime à ma connaissance de ce personnage exceptionnel : j’ai l’impression de l’avoir rencontré dans sa vie quotidienne, dans son ermitage.


Bien que vivant en ermite au monastère de l’Abbaye de Bethsemane au Kentucky, Merton avait établi un dialogue avec d’autres moines de diverses religions.  De plus, dès le début des années soixante, Merton s’est intéressé aux enjeux qui secouent la société américaine au cours de la première moitié des années soixante. Ils avaient entretenu une correspondance avec le pasteur Martin Luther King.

Il s’était servi de son vaste réseau ( social ) d’amis et d’admirateurs pour diffuser des lettres ouvertes aux membres de communautés chrétiennes afin de les exhorter à s’engager de façon non-violente pour soutenir la lutte pour les droits des noirs.  Il a soumis aussi des textes de réflexion sur l’enjeu des armes nucléaires, ainsi que sur la guerre que son pays menait au Vietnam, à des journaux de grands tirages.

Au même titre que tous ceux qui y ont incarné les qualités de générosité et de compassion imbue d’égalité et de justice, qui ont soutenu les luttes pour les droits civiques des Noirs et contre la guerre au Vietnam, Thomas Merton est un des visages de l’Amérique qui m’ont inspiré et que j’ai appris à admirer.

Martin Luther King, un pasteur baptiste, était reconnu comme un leader religieux de la lutte pour les droits civiques. Merton s’inscrivait dans la filière religieuse catholique de ce même courant œcuménique.  

Une vingtaine de jours après ma visite de l’exposition sur Merton à Louisville, alors que je venais de quitter Saint-Louis pour me diriger vers Santa Fe, j’apprends que Muhammad Ali ( Cassius Clay ), qui était originaire de Louisville, est décédé. Muhammad Ali avait eu le courage de refuser de servir dans l’armée des États-Unis engagée dans la guerre au Vietnam. On se souvient qu’il avait déclaré que jamais un Vietnamien ne l’avait insulté en le traitant de nègre. De plus, il s’était converti en joignant une organisation, la Nation de l’Islam et n’hésite pas de se montrer en public avec le militant Malcolm X.

Plusieurs jeunes gens de mon âge, élevés dans un milieu catholique, se sont progressivement éloignés de toute religion institutionnelle, hiérarchique, au cours des années 60. Certains ont cherché d’autres certitudes spirituelles, ont étudié les enseignements venus de l’Orient.

Pour ma part, je me suis engagé sur le plan social et politique dans mon milieu…

( Extrait de mon journal de voyage, 7 et 10 juin 2016 )

 


Au Jardin Métis…

Un globe en violet


Un bijou végétal



une éclipse voilée…

une éclipse voilée vague et roulée
chantanle et jazzanque en pendale

Le majestueux Fleuve – 2

Un monumental miroir




Le majestueux Fleuve

Quelques vues de la falaise du Cap-à-l’Aigle







renouveau

O souvenir! printemps! aurore!
( Hugo, Les Contemplations )


… au cours du février …

… la neige a couvert… puis recouvert… enfin voilé… puis encore tapissé le jardin, derrière ma terrasse … jusqu’à ce que le mars arrive…


3 février 2025


13 février 2025


13 février 2025


28 février 2025


3 mars 2025


l’éternité…

l’éternité est un rêve qui s’effiloche dans le sillage, les sillages du temps

un écoulement

et si il n’est jamais eu commencement ni présent ni fin… infinité… être

Tourner la page…

Janvier 2013

Il y a quelques semaines, j’ai relu des extraits de La lanterne d’Arthur Buies. Je constate, encore une fois, que les lectures qu’on a faites à 18 ans ne correspondent pas aux relectures qu’on fait plus tard, à chaque étape d’une vie, que ce soit dix, vingt, ou quarante ans plus tard.

J’étais adolescent lorsque j’ai lu une ré-édition d’extraits des textes polémiques de Buies, publiée par les Éditions de l’homme en 1964. J’avais alors découvert un auteur au style alerte, un esprit irrévérencieux, qui bousculait l’autorité et remettait en question l’ordre établi, sans ménagement. De plus, Buies n’avait que 22 ans lorsqu’il se lança dans l’arène politique et sociale… un véritable modèle pour le jeune homme qui ambitionnait lui aussi de s’envoler de ses propres ailes.

Il faut rappeler qu’à la première demie des années 60, la société québécoise, qui se qualifiait toujours de canadienne-française, était en pleine révolution tranquille. On avait ouvert très grandes les portes et les fenêtres, et on sentait la brise rafraîchissante qui traversait les corridors de nos vieilles institutions. Si l’Église était toujours très présente dans nos vies, le contrôle qu’elle avait exercé sur la société québécoise depuis sa fondation commençait à se relâcher. La société québécoise avait décidé de devenir maître chez-elle et se donnait les moyens pour réaliser ce rêve

Tout ne se faisait pas sans heurts, ni tensions : nous trouvions facilement un prétexte pour occuper la rue. Nous avions l’impression de paver une voie vers l’avenir. Ailleurs dans le monde, des peuples entiers se libéraient les uns après les autres du joug des nations colonisatrices… pour se soumettre tout aussitôt parfois, il faut bien l’admettre, au joug de maîtres locaux.

Dès le premier numéro de La Lanterne, Buies annonce qu’il se donne comme programme d’entrer « … en guerre ouverte avec toutes les stupidités, toutes les hypocrisies, toutes les turpitudes ; c’est dire que je me mets à dos les trois quarts des hommes, fardeau lourd ! »

Il n’y avait rien là pour me décourager à poursuivre sa lecture, tout au contraire…

Tout au long des quelque 27 numéros hebdomadaires de la publication, Buies se fait le porte-parole des idéaux libéraux de la démocratie républicaine, de la liberté de pensée et d’expression, de l’instruction gratuite et obligatoire, de la séparation de l’Église et de l’État.  Il s’attaque à tout ce qui représente l’ordre établi, non seulement aux journaux qui le soutiennent, mais aussi aux autorités religieuses auxquelles il consacre ses pages les plus virulentes. Il dénonce leur tendance à l’autoritarisme, leur hypocrisie, leur pharisaïsme :

« … À force de chercher le secret de cette confusion, j’ai fini par découvrir qu’elle avait été imaginée exprès pour faire croire que la Lanterne est inspirée directement par l’évêché de Montréal.

Je déclare que c’est là une insigne fausseté, qu’ayant appelé mon journal la Lanterne, je ne l’ai pas appelé l’Éteignoir, et que la dite Lanterne n’est inspirée que par les sottises et les ridicules de la presse dévote, assez nombreux pour l’occuper longtemps avec toutes les variétés désirables. » (No. 4)

Ce qui m’a le plus étonné de ma lecture de La Lanterne, c’est que je me rendais compte que nous étions en train de compléter, au cours de la Révolution tranquille, la mise en œuvre des idéaux politiques proposés par les Patriotes et, dans leur sillage, les membres de l’Institut canadien de Montréal. Que les idées qu’on véhiculait au cours du siècle précédent étaient encore d’actualité, entre autres au sujet de la séparation des religions de l’état.

C’est un débat toujours d’actualité. Aujourd’hui, des groupes tentent d’introduire leur religion dans la société sous couvert de liberté d’expression.

Passage entre l’été et l’automne : les dahlias










jouissance

… elle s’enivre de la lumière du soleil, en ce jour de la transition entre l’été et l’automne…



illuminations

l’œil saisi d’être…



Calligraphie de racines…

Au Jardin botanique de Montréal, décembre 2022

la calligraphie des racines,

à ras de pages de terre…

témoignage du temps qui passe…

au rythme des saisons,

ici et là sur la surface de mon coin du monde


Sur le bord du lac Ontario, fin d’été


Au cœur de l’automne, au Jardin botanique de Montréal


Au début de décembre, les premières neiges annoncent l’hiver à Montréal


Le printemps, au Square Saint-Louis, à Montréal

… au coeur du Montana

27 juillet 2011





le regard captivé

entre le blanc et le jaune

à soixant'quinze à l'heure

Exploration : la main qui danse sur le papier


Jeudi, 20 octobre 2022

Fin d’après-midi, sous un ciel gris pesant, contemplant ma cour-arrière, suivant le rythme d’une musique intime, ma main fait danser un bâtonnet de pastel sur du papier…

Vendredi 21 octobre

Le lendemain, en matinée, sous un ciel lumineux, je contemple le même paysage ; la main récidive, elle replonge sur le papier, elle s’amuse, elle folichonne, glissant les bâtonnets de pastel de toutes les couleurs automnales…



Mi-journée, même journée…

««« … »»»

des feuilles d’arbres, à l’automne

Avant de se coucher sur le sol…


… sur une rocaille …



d’autres contemplations des arbres…








Méditation sur le silence

…écouter le silence au sein de l’illusion du monde,
et vous vous souviendrez de la leçon que vous avez oubliée.
Jean-Louis (Jack) Kerouac

Il est vrai qu’il est aujourd’hui difficile de s’entendre soi-même dans l’ambiance de la cacophonie omniprésente des médias de masse – la présence constante de la télévision en direct à travers le monde sur tout et rien, les réseaux sociaux et Internet via l’écran d’un ordi ou d’un téléphone. Il n’y a pas si longtemps, c’était la radio qui meublait nos espaces de vie de bruits incessants – que ce soit le rythme trépident du top 10/20/100, ou du bavardage perturbant des lignes ouvertes où chacun a « une opinion qui vaut celle d’un autre ».

Nous cherchons constamment à meubler le vide dans nos vies ; nous nous écartons trop souvent au cours de ce cheminement qu’est le voyage de la vie. Le rythme du déferlement des distractions s’est accéléré ; de plus, nous nous réservons beaucoup moins de temps pour nous détacher de ce ronron de notre quotidien.

La présence de ces distractions n’est pas nouvelle. Tous les philosophes, depuis Sénèque jusqu’aux modernes, ont témoigné de l’importance de taire les bruits autour et en soi, pour dégager des espaces pour réfléchir. Il y a deux millénaires, Sénèque affirme que « le seul véritable silence est intérieur. »

Déjà, souvenons-nous, nous prenions parfois le temps de nous retirer, de nous isoler dans une maison de retraite, dans un monastère, pour nous redresser l’âme, pour retrouver nos balises. Je me souviens, il y a un demi-siècle, après avoir brûlé la chandelle par les deux bouts pendant quelques années alors que je passais de l’adolescence à l’âge adulte, j’ai pris le temps d’aller recouvrer mon souffle dans un monastère, au début d’un long voyage initiatique en Europe qui m’a emmené jusque dans l’archipel des iles grecques. À Ierapetra, en Crète, pendant quelques semaines, j’y ai suspendu le temps…

la genèse est depuis longtemps conclue

et fossilisée au fin fond des enfers et des cauchemars
et piégées dans les silences entre les synapses
les trompettes de l’apocalypse ne me taquinent plus

j’ai déposé un océan et un continent
des montagnes au nord
de l’est jusqu’à l’ouest
un croissant de baie devant la mer au sud
entre le passé et l’avenir. 

l’automne crétois est un soleil qui pendule à l’envers, d’août jusqu’en novembre
et revient, quand octobre glisse en septembre
– comme on glisse en sieste –
au rythme de la mer
au gré du vent du jour

Il y a quelques siècles, Montaigne se déleste des exigences de la vie urbaine, et se retire dans son domaine, à quelques kilomètres de Bordeaux. Descartes se réfugie en Hollande, dans une petite chambre chauffée par un poêle, où il amorce sa réflexion sur la nature de l’humain et sur l’existence de Dieu.

Quelques siècles plus tard, Kerouac a souvent témoigné de son besoin de ralentir à la fin de chacun de ses périples à travers les Amériques. Retournant chez lui, il s’attable devant sa table de travail, sa machine à écrire, afin de composer son œuvre.

Il faut toutefois du courage pour s’engager dans cette voie. N’est-ce pas le contemporain de Descartes, Blaise Pascal, qui nous confie que « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »

Pour sa part, dans Desolation Angels, Kerouac témoigne de son séjour, seul, sur une tour de guet d’incendie au sommet d’une montagne pendant 63 jours. Il étudie les enseignements des sages bouddhistes, et il recommande à ses lecteurs « … d’écouter le silence au sein de l’illusion du monde, et vous vous souviendrez de la leçon que vous avez oubliée. C’est un immense éveil. Nous ne sommes jamais nés, nous ne mourrons jamais. »


PS :

Quelques épiphanies : le bonheur au quotidien

Comment je me situe dans l’univers

Mi-février, assis au chaud dans un café, je contemple, le regard vide, au-delà de la fenêtre givrée, le vent balayer la neige sur la rue. J’aperçois un passant quelconque : soufflant son haleine glacée au rythme de son pas alerte, le dos courbé contre le vent, les mains dans les poches, le cou enfoncé dans les épaules de son coupe-vent… Un instant saisi, figé, dans l’évolution de l’univers… sans retour.

devant le café

un jeudi matin d’hiver

l’éternité fige


Mi-mai, délesté des pelures vestimentaires hivernales sur ma peau, je prends du temps pour remuer la terre de mon jardin ; je fais une pause pour contempler mon travail ; je savoure de vieux souvenirs qui surgissent de mon enfance, lorsque je me perdais dans mon imagination, dans la cour derrière chez-moi ou dans un bosquet au parc.

ombres en dentelles

apparaissent les bourgeons

se déboutonner

les bourgeons s’éclatent

le temps glisse entre mes jambes

je danse au présent

***

les fleurs applaudissent

toutes couleurs éclatantes

sur voûte azurée


Au creux de l’été, je marche sur le trottoir dans mon quartier ; une chaleur humide flotte sur ma peau ; le long zizillement des zigales me distrait de ma rêverie éveillée ; je ralentis mon pas…

une brise chaude

molles caresses humides

seconde éternelle

un temps écrasant

poussière d’éternité

mon regard s’échappe


Octobre, novembre, les journées s’écourtent, je prépare le retour de l’hiver… Je range les bûches à côté de la cheminée. Je m’enfonce dans mon fauteuil…

feuilles retournantes

vif sursis éblouissant

rides automnales

ombres allongées

des branches dépareillées

bise pénétrante

les souvenirs filent

tout comme l’eau sous les ponts

le temps passe vite


À l’automne de ma vie, je me promène sur le bord de la mer ; je contemple les vagues qui s’écrasent sur la plage, le temps qui passe ; j’observe les débris qui jonchent mon parcours, je contemple le chemin que j’ai tracé dans l’univers ; je ne regrette rien…

Enfin, même retraité de la vie active, je peine à me délester suffisamment l’esprit pour retrouver ces états de grâce dont j’ai conservé le souvenir… il y a si longtemps. Cette impression de trouver ma place dans l’univers.

un regard distrait

leste pas douce cadence

éternel retour

ralentir le pas

cesser de compter les heures

surprise au détour

le dos au passé

sens unique du présent

le futur qui s’ouvre

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