L’art d’exprimer une voix intérieure…

La lettre évolue avec le temps…

Conservez-vous des lettres personnelles, que des membres de votre famille, des amis, amants ou amantes, ou même des ex-collègues vous ont envoyées, déjà, il y a plus ou moins longtemps ? Depuis combien de temps les conservez-vous ? Les conservez-vous dans un endroit secret, dans une boîte de carton ou un coffret, au fond d’un tiroir ?

Ce sont des souvenirs d’autant plus précieux que ces lettres ont été rédigées de la main propre de ceux qui les ont envoyées. Vous les relisez parfois ? Comment se comparent-elles, ces lettres que vous avez conservées, aux courriels que vous avez sauvegardés dans votre boîte électronique ?

Si vous conservez vos courriels, quelque part dans un disque rigide, les avez-vous imprimés ? Un courriel est-il équivalent à une lettre ? Ou s’agit-il de deux modes différents d’un même genre d’écrit ? Aujourd’hui, la fréquence, et la facilité avec laquelle on peut envoyer un bref message, un tweet, ou un courriel un peu plus long, ne réduisent-elles pas la valeur de la communication ?

D’autres questions surgissent : l’avènement de nouveaux modes de production et de transmission de la communication écrite entre personnes est-il en train de modifier l’art de la correspondance ? Et si, à votre avis, tel est le cas, qu’y gagnons-nous et qu’y perdons-nous au change ?

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C’est un événement rare, aujourd’hui, de recevoir une lettre de la part d’un être cher, surtout si cette lettre a été écrite à la main. Mais, outre la surprise, la découverte d’une lettre dans votre boîte postale, suscitera encore invariablement, tout comme autrefois, un ravissement.

Les moins de cinquante ans n’auront jamais connu cette époque où la lettre, de quelque forme qu’elle soit, était au centre de la vie quotidienne. Le passage du facteur ponctuait toutes les journées de la semaine : chaque jour de livraison du courrier, on brûlait de savoir de qui on aurait des nouvelles.

Il y a environ une quinzaine de mois, une question en apparence anodine a été affichée sur le forum international des collectionneurs de stylos-plume, le Fountain Pen Network : depuis combien de temps a-t-on cessé de rédiger des lettres à tous les jours ? La lecture des réponses à cette question ne révèle pas de surprises.

Comme c’est souvent le cas dans ce genre de conversation, on a tendance à s’égarer un peu dans des sentiers parallèles. Bien entendu, il y a ceux qui découvrent des intentions cachées, entre les lignes, dans l’énoncé de la question. D’un côté, il y a les nostalgiques, qui déplorent le déclin de la lettre d’antan ; à l’opposé, il y a ceux qui affirment péremptoirement qu’il faut s’adapter et suivre le courant inéluctable du progrès technologique. D’autres, plus conciliants, soulignent que chaque mode de communication répond à des besoins différents : on rappelle que, dans certaines circonstances, une petite note de remerciement ou un petit mot de sympathie, surtout si la note est écrite et adressée à la main, vaut encore aujourd’hui son pesant d’or.

Certains blâment le téléphone pour le déclin de la lettre : on admettra que c’est beaucoup plus pratique de soulever le combiné du téléphone pour appeler ses frères ou sœurs, pères et mères, ou les amis qu’on ne voit pas souvent en raison de la distance. D’autres répondent que le téléphone a pris du temps à se substituer à la poste, même en zone urbaine. Longtemps, le coût des interurbains est demeuré trop prohibitif. Ce n’est qu’il y a moins d’un quart de siècle que, conjugué à la baisse de tarifs interurbains, l’avènement du courrier électronique a bouleversé les comportements et les habitudes. Depuis peu, on n’appelle même plus les êtres chers, « à longue distance », aussi souvent qu’autrefois, mais on s’envoie plus de courriels, plus brefs et ponctuels.

L’adoption du courriel a été progressive au début, et s’est accélérée depuis moins de vingt ans dans presque toutes les classes de la population. Les services postaux de beaucoup de pays le constatent : le volume de courrier-lettres ne cesse de décliner, année après année. Les lettres personnelles, manuscrites ou non, ne représentent qu’un très faible pourcentage des lettres déposées dans le réseau postal aujourd’hui.

Il y a quelques semaines, Postes Canada dévoilait son nouveau plan d’affaires : suppression de la livraison du courrier à domicile partout dans le pays d’ici cinq ans, augmentation significative du tarif poste-lettre ordinaire, parmi d’autres mesures destinées à contrer la tendance. Par contre, il y a plusieurs années que la Poste profite de l’accroissement du volume de colis. La vente par catalogue avait disparu ; elle ressuscite avec l’Internet. Mais c’est là un tout autre sujet de chronique.

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Tenons-nous en à la lettre traditionnelle. Les plus nostalgiques déplorent sa disparition. D’aucuns prévoient que la « lettre » disparaîtra complètement de notre vivant. Enfin, il y a ceux qui soutiennent plutôt qu’on  a jamais rédigé autant de « lettres » aujourd’hui que par le passé : on dépêche une volume faramineux de courriels, de « tweets » et de « textos ».

Certains, les plus traditionalistes, soutiendront que les courriels et les textos ne sont pas véritablement des lettres. Mais qu’est-ce qu’une lettre ? Est-ce la forme qui définit une lettre ? … son caractère tangible ; que le courrier ait été rédigé à la main, sur du papier, inséré dans une enveloppe et déposé dans une boîte postale ? Ou encore, est-ce en raison du style d’écriture ; de sa brièveté ? Tout comme le courrier traditionnel, le courrier électronique est un mode de communication écrite entre des personnes qui sont éloignées l’une de l’autre. Aussi, lorsqu’on évoque le courrier traditionnel, on inclut la carte postale, mais non pas le télégramme.

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Examinons la question de plus près : ce n’est pas tant le médium qui change, autant que le contexte au sein duquel on communique par écrit. L’époque change, et la pratique de l’art épistolaire s’ajuste à l’époque. Il n’y a pas que le changement technologique qui marque cette évolution. Il y a aussi, parallèlement, entre autres le changement culturel.

Considérons, d’une part, notre attitude à l’égard du temps. L’époque contemporaine, qui impose un rythme de vie hallucinant, valorise des textes simples et concis ; nous disposons de si peu de temps ! Déjà, on prenait le temps qu’il fallait pour répondre à notre correspondant ; la lettre avait pris du temps pour arriver jusqu’à notre porte. Il n’y avait pas d’urgence à répondre.

D’autre part, nous évoluons depuis quelques décennies, dans  une ère où l’image est omniprésente — la photographie, les affiches, les revues, la bande dessinée, le cinéma, la télévision, la vidéo ;  n’avons-nous pas un peu perdu cette capacité de nous entretenir par écrit, avec toutes les nuances qui s’imposent, avec une personne ou un groupe de personnes que nous ne voyons pas, en essayant d’imaginer comment cette personne lira le texte que nous lui envoyons ?

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L’art épistolaire est un des plus vieux genres littéraires. Selon Françoise Simonet-Tenant, cet art a évolué au cours des siècles, s’ajustant aux changements tant sociaux que technologiques (Aperçu historique de l’écriture épistolaire : du social à l’intime, dans Le Français aujourd’hui, Armand Collin, 2004) :

Il n’est pas d’essence éternelle de la lettre, genre tributaire de l’histoire et de facteurs liés au contexte historique (situation des communications postales, structure des rapports sociaux, accès à l’écriture d’un nombre variable de personnes). C’est un discours dépendant des représentations collectives de son époque, un lieu de tensions particulières entre l’individuel et le social.

Simonet-Tenant décrit les diverses formes que la lettre a prise depuis le Moyen-Âge jusqu’au siècle dernier, ainsi que le rôle social que la correspondance a joué à chaque époque. Elle rappelle que la lettre a favorisé l’échange des idées et l’émergence de l’humanisme à partir de la Renaissance ; elle est devenue progressivement plus intime à compter de la période classique. Graduellement, suite au développement des réseaux postaux et de l’établissement des systèmes d’instruction publique, la pratique de la correspondance se démocratisa.

Jane Harisson a étudié les archives de la correspondance personnelle au cours des périodes coloniales de la Nouvelle-France et du Régime britannique qui a succédé au Québec et au Canada. Dans Adieu pour cette année : La correspondance au Canada, 1640-18430 ( Musée canadien des civilisations, 1997 ), elle explique qu’au cours de cette période, on avait peu d’occasions de voyager pour visiter la famille, ses amis. Au tout début de la colonisation de l’Amérique, on quittait l’Europe pour ne plus y retourner. Elle rappelle aussi que le taux d’alphabétisme était faible ; que les réseaux de transport, terrestres et maritimes, étaient lents et peu fiables ; que ce n’est qu’au 18e siècle qu’apparaissent les premiers journaux. Les correspondants ne se contentaient pas uniquement de donner des nouvelles, d’étaler leurs sentiments ; ils évoquaient aussi des événements courants qui affectaient leur vie de tous les jours. Le déclenchement anticipé d’une guerre, par exemple, pouvait suscité des inquiétudes quant à des projets personnels ou commerciaux.

C’est ainsi, par exemple, que Marie de l’Incarnation, qui a contribué à la création de la Nouvelle-France il y quatre siècles, a entretenu une abondante correspondance avec son fils, qui était demeuré en France. Le rythme de cette correspondance se mesurait en mois à cette époque. La lettre devait traverser l’océan, sur un navire voguant au gré du vent. La plupart du temps, la réponse ne parvenait que l’année suivante, au printemps. Marie de l’Incarnation avait alors probablement déjà commencé à rédiger la suite de sa correspondance au cours de l’hiver, en tenant compte que la lettre précédente ne s’était pas nécessairement rendue à destination.

On se faisait une image mentale du destinataire, de son environnement, du temps qu’il faudrait pour que la lettre se rende à destination. De plus, on écrivait à la main, avec une plume d’oiseau, sur du papier, un matériau rare, qu’il fallait importer ; on ne pouvait pas se permettre de le gaspiller en multipliant les brouillons.

Les réseaux postaux que nous connaissons aujourd’hui sont les plus efficaces que l’humanité ait connu. Ces réseaux se sont développés parallèlement au développement des réseaux d’instruction, ainsi que des réseaux des transports, autant terrestres que maritimes. La révolution industrielle suscita une demande pour une main d’œuvre plus spécialisée, dont une armée de commis capables de lire et d’écrire. Les trains et les navires à vapeur favorisèrent le transport plus rapide de la correspondance. Les états modernes saisirent qu’il était d’une importance stratégique économique et militaire de créer des monopoles étatiques pour le transport du courrier, tant personnel que d’affaires. L’art de la correspondance connu un essor sans précédent dans l’histoire..

Dès la fin du 18è siècle et tout au long du 19è siècle, on élabore des manuels d’instruction sur l’art de rédiger une lettre. Cela est inscrit dans les programmes scolaires. Les premières machines à écrire apparaissent vers la fin du 19è siècle, mais son utilisation se limite au monde du travail et ne se répand que graduellement. Il est impératif de soigner sa main d’écriture, si on veut être lu et compris.

Au cours des deux grandes guerres mondiales de la première moitié du 20è siècle, la lettre demeurait le seul moyen pour les soldats de communiquer avec leur famille. On murissait longuement les phrases, les mots ; on apprenait à maîtriser l’art d’exprimer une parole intime, sachant que le lecteur la reproduirait en évoquant dans son esprit le ton d’une voix, et l’esprit de celui ou celle qui avait tracé les lettres sur le papier. On n’avait pas le loisir de répondre immédiatement et directement.

Imaginer le lecteur à une époque où la lettre était le mode de communication unique entre êtres chers...
Imaginer le lecteur à une époque où la lettre était le mode de communication unique entre êtres chers…

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J’ai relu récemment les lettres manuscrites que ma conjointe m’a envoyées au cours de ses voyages à l’étranger, il y a plusieurs décennies. Elles dégagent toujours une présence tangible, immédiate, malgré le passage du temps.

J’ai aussi retrouvé, il y a quelques semaines, la copie imprimée d’un courriel que ma conjointe a envoyé à notre fille, le lendemain qu’elle a quitté le foyer familial, pour aller étudier à l’université, ailleurs, dans une autre ville. J’avoue avoir été touché en la relisant, autant que si cette missive avait été manuscrite. Certes, on soulignera que c’est le message qui importait. Mais cette missive avait été rédigée par une personne qui avait vécu à une époque où ce nouveau mode de communication n’existait pas.

Une réflexion sur “L’art d’exprimer une voix intérieure…

  1. et avec l’encre, le buvard était indispensable 🙂
    en france, nous avions des pots à encre exactement de la même forme que celui de ta photo, fernan……..et dans mon école, l’encrier était blanc et inséré dans la table……ah les taches sur les doigts! hihihi…….

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