
Si Michel de Montaigne avait vécu à notre époque, il aurait été carnetier — blogueur, si vous préférez ce terme. Certains soutiennent que Montaigne est le précurseur de tous les carnetiers, celui qui a, en quelque sorte, inventé le genre.
Mais il y a une différence, non pas essentielle, mais une différence de taille tout de même, entre les Essais de Montaigne et la grande majorité des carnets numériques d’aujourd’hui. Un volume impressionnant d’eau coulait dans la Garonne devant Bordeaux, entre le moment où Montaigne rédigeait ses essais et le moment où le manuscrit se métamorphosait en imprimé pour se retrouver entre les mains de ses lecteurs. De plus, aujourd’hui, les lecteurs de carnets numériques peuvent répondre directement, presque instantanément, afin de commenter ces « essais », les « j’aimer » et les « twitter », les partager avec leurs propres amis.
Montaigne évoluait dans un espace-temps très différent du nôtre. En raison même du contexte qui définissait la relation entre un écrivain et son lecteur à la fin du XVIe siècle, Montaigne n’aurait jamais songé à écrire en fonction du moment présent. En comparaison, la grande majorité des carnetiers d’aujourd’hui ont le nez collé sur l’actualité. Nous courrons tous, lecteurs compris, cadencés aux rythmes multiples de l’ubiquité des cadrans qui nous tiennent en laisse — une montre analogique ou numérique au bras, un téléphone qu’on qualifie d’intelligent dans une poche ou un sac, un micro-ordinateur sur notre table de travail, sans compter les cadrans intégrés dans un grand nombre de nos appareils domestiques, de la cafetière à l’automobile et la caméra, ainsi que dans tous les interstices des espaces publics. Nous n’échappons pas à cette tyrannie obsessive du temps.
Montaigne se tenait au courant de ce qui se passait dans le monde de son temps. Il s’intéressait aux récits des grands voyageurs européens qui s’éparpillaient sur toute la surface de la terre à son époque. C’était un homme, curieux, tolérant, ouvert et fin d’esprit, avide de connaître les us et coutumes des peuples, ceux qu’on découvrait au présent tout autant que ceux du passé. Il réservait son jugement et condamnait rarement.
S’il était carnetier aujourd’hui, Montaigne devrait lire l’actualité, qui file encore plus vite que l’eau du fleuve vers la mer, et y réagir quasi instantanément. Rien ne l’empêcherait de lire ses auteurs préférés, Sénèque, Tacite, Plutarque, ou les auteurs de son temps, mais il lui faudrait les relier aux événements du présent. Son carnet perdrait toutefois ce caractère intemporel qui nous rejoint, encore aujourd’hui, quatre siècles plus tard.
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C’est au collège que, dans le cadre de mes cours de littérature française, j’ai lu Montaigne pour la première fois. Je l’ai immédiatement adopté comme père spirituel, un modèle à suivre.
Lorsque, il y a quatre ans, j’ai fait le tour du sud de la France, je me suis remis à le relire, quelques mois avant de partir. Je l’ai redécouvert, encore une fois. J’ai compris un peu mieux pourquoi j’avais tant été impressionné lorsque je l’ai lu pour la première fois, des décennies plus tôt. De plus, j’ai mieux compris la nature de son influence, non seulement sur son époque, mais aussi à travers le temps… pourquoi il demeure encore aujourd’hui, un de nos contemporains. Enfin, j’ai découvert d’autres aspects de sa vie et de sa personnalité, dont on ne nous avait pas parlé dans le cadre de nos cours au collège : notamment, entre autres, sa relation avec Marie de Gourney, une femme extraordinaire.

Il allait de soi que je fasse un petit détour pour visiter les lieux où il a vécu : son château en Dordogne, sa maison à Bordeaux. J’ai été très déçu de ne pas pouvoir visiter le château et spécialement sa salle de travail dans la tour où il s’isolait pour travailler : le jour où j’y suis passé, le lieu était fermé. Je me suis contenté de prendre une photographie des lieux, avant de poursuivre ma route vers Bordeaux. À Bordeaux même, on retrouve facilement des traces de celui qui fut maire de la ville de 1881 à 1885. Outre son cénotaphe, exposé aujourd’hui au Musée d’Aquitaine, on peut aussi trouver une plaque indiquant l’emplacement du lieu où se trouvait sa maison, ainsi qu’une statue à Place des Quinconces, sans compter les lieux qu’on a nommés à sa mémoire.

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Ce n’est qu’en revenant de voyage que j’ai recueilli plus de références à ce monument de la littérature mondiale. En premier lieu, j’ai appris en lisant le Voyage dans le midi de la France, de Stendhal, que ce dernier avait aussi inscrit des lieux de pèlerinage littéraire dans son trajet. Il avait notamment recherché cet emplacement de la maison de Montaigne à Bordeaux. Voici ce qu’il raconte à ce sujet, à la date du 11 mars 1838 :
– Rue des Minimes, no 17.
C’est là qu’était la maison de Montaigne ; je l’ai trouvée démolie depuis quatre ans ; elle est remplacée par une caserne de gendarmerie. Ah ! Messieurs les Bordelais, quoi ! sur une des pierres de taille qui forment le mur de cette caserne qui a remplacé toutes les maisons à partir du no 10 jusqu’au no 23, vous n’avez pas pu dépenser 25 francs pour faire graver par le tailleur de pierre : ICI ÉTAIT LA MAISON DE MONTAIGNE ; ELLE PORTAIT LE No 17 ET FUT DÉMOLIE EN 1833 !
Je suis allé au Feuillants pour revoir son tombeau dont je me souvenais fort bien, à cause surtout des ridiculissimes épitaphes dont il est chargé. Le portier me dit :
– Ah ! Monsieur, avec-vous parlé à M. l’abbé N… ?
– Je n’ai pas l’honneur de le connaître.
– C’est lui qui a la clef de l’église ; elle n’est ouverte que huit à neuf heures du matin. Si vous connaissiez M. l’abbé N., vous pourriez prendre rendez-vous avec lui pour voir le tombeau de Montaigne.
Pauvre Montaigne ! mis sous la garde d’un de ces abbés qui veulent empêcher les dames de la société de charité de donner un bal samedi prochain à la mi-carême !

Quelques années plus tard, le jeune Gustave Flaubert, qui vient de terminer son baccalauréat et qui voyage en compagnie d’un ami de son père, a eu plus de chance que Stendhal. Il se rend à la Bibliothèque de Bordeaux, où il a le bonheur de pouvoir feuilleter de ses mains, un exemplaire des Essais, abondamment annoté d’ajouts et de corrections, de la main même de Montaigne.
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Un voyageur d’agréable compagnie
Il y a quelques mois, la lecture du Journal de voyage de Montaigne m’a fasciné, pour tous les renseignements qu’on y trouve sur l’époque, les anecdotes et ses observations toujours pertinentes et parfois savoureuses. C’est un texte à l’état d’ébauche, qui n’était pas destiné à une publication. On y retrouve un homme qui vit au quotidien, un voyageur attentif aux pays qu’il traverse, qui nous confie qu’il se méfie du jugement d’autrui sur les commodités des pays étrangers,
« … chacun ne sachant goûter que selon l’ordonnance de sa coutume et de l’usage de son village ».
Montaigne quitte son domaine en juin 1580. Il passe par Paris où il rencontre ses compagnons de voyage ; ceux-ci voyagent en groupe, par souci de sécurité entre autres ; il était risqué de voyager à cette époque. Le groupe traverse d’abord la Lorraine en se dirigeant vers la Suisse ; à Épinal, on leur refuse l’accès à la ville, parce qu’ils était passés à Neufchâteau, où la peste avait sévi peu de temps auparavant. Puis après un détour de quelques semaines en Allemagne et en Autriche, les voyageurs arrivent en Italie.
La première partie de son récit de voyage est rédigé par son secrétaire. On y apprend que Montaigne s’intéresse à tout ; il cherche souvent les occasions de s’entretenir avec les gens des pays qu’il visite. Le secrétaire de Montaigne décrit le plaisir qu’éprouvait Montaigne à visiter des contrées inconnues,
« …lequel était si doux que d’en oublier la faiblesse de son âge et de sa santé. … Je ne le vis jamais moins las ni moins se plaignant de ses douleurs, ayant l’esprit, et par chemin et en logis, si tendu à ce qu’il rencontrait et recherchait toutes occasions d’entretenir les étrangers, et je crois que cela amusait son mal. »
C’est un homme tolérant, qui ne manque pas de sens de l’humour. À Rome, où il se trouve au cours de l’hiver, il renvoie son secrétaire à Bordeaux et se met à rédiger lui-même son journal de voyage. Il observe, entre autres, que les cérémonies religieuses lui semblent être plus « magnifiques que dévotieuses ». Il accepte une invitation pour assister à une cérémonie ( juive ) de circoncision dans une maison privée. Il a l’occasion de visiter la Bibliothèque du Vatican, où il manipule des rouleaux de papyrus aux caractères inconnus, consulte le manuscrit original du livre polémique que le roi d’Angleterre Henry VIII a composé pour s’opposer à Luther, et qui contenait une dédicace de la main même du roi à l’intention du pape Léon XIII ; il feuillette plusieurs livres, dont un provenant de Chine, au sujet duquel il note que le papier de celui-ci est
« … beaucoup plus tendre et pellucide que notre papier ».
Enfin, il lit un livre ( manuscrit ) de Saint Thomas d’Aquin,
« … où il y a des corrections de la main de l’auteur, qui écrivait mal, une petite lettre pire que la mienne ».
Montaigne profite de son séjour à Rome pour faire de longues promenades dans la ville. Plus terre à terre, il note que, comme à Paris, la beauté « la plus singulière » des femmes se trouvait chez celles qui la mettent en vente. Il nous y témoigne de son plaisir de visiter cette ville, en cherchant l’inspiration suscitée par la fréquentation des lieux hantés par les esprits des anciens citoyens de la ville impériale.
« Je n’ai rien si ennemi à ma santé que l’ennui et l’oisiveté ; là j’avais toujours quelque occupation, sinon si plaisante que j’eusse pu désirer, au moins suffisante à me désennuyer : comme à visiter les antiquités, les vignes et les villas dans un parc… »
Au printemps, se guidant de ses lectures des auteurs latins classiques qu’il connaît si bien, il séjourne en Toscane où, exceptionnellement, il trouve à se plaindre… du défaut d’horloge publique en Italie. Néanmoins, dès le paragraphe suivant, il admire la technique de l’aménagement du paysage de cette région de l’Italie :
« On ne peut trop louer la beauté et l’utilité de la méthode qu’ils ont de cultiver les montagnes jusqu’à la cime, en y faisant des terrasses en forme d’escaliers. »
Au début du mois de septembre, il reçoit des lettres de Bordeaux ayant transité via Rome, lui annonçant qu’il avait été élu d’un consentement unanime maire de Bordeaux et le mandant d’y retourner le plus rapidement que possible. Quelques jours plus tard, à la veille de son départ, il nous fait part d’une conversation avec un vieillard qui habitait là il avait séjourné pendant quelques mois.
« … il leur arrivait la même chose qu’à ceux qui, pour être trop voisin d’un lieu, y vont ( tellement ) rarement en pèlerinage ( qu’on n’y voyait que des étrangers venus de loin ). »
Dix-sept mois et huit jours après avoir quitté son château, Montaigne est de retour chez-lui.
C’est un grand plaisir de te lire, Fernan. Et bien du plaisir pour ta conférence de lundi !
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