L’écriture est un acte physique

... une pensée rendue visible
… une parole ou une pensée rendue visible

Il y a cinq siècles, un abbé bénédictin, Johannes Trithemius, a rédigé un traité, De Laude Scriptorium ( L’Apologie des scribes ), où il s’évertuait à justifier pourquoi il fallait continuer à fabriquer des livres, en les copiant à la main, un par un, comme on le faisait dans les monastères depuis plus d’un millénaire. Les moines de sa congrégation résistaient à l’accomplissement de cette obligation de nature religieuse. Ils soutenaient que ce travail était devenu superflu, sinon insensé, depuis l’avènement de l’imprimerie un demi-siècle plus tôt.

Il est vrai que cette innovation était venue remettre en question le régime de vie des Bénédictins ; la règle de Saint-Benoît dicte aux moines de pratiquer un travail manuel quelques heures par jour. Trithemius le souligne ( traduction libre de ma part ) :

De tous les travaux manuels, rien n’est aussi en accord avec le statut des moines que de copier l’écriture sainte avec zèle.

L’exhortation d’un prêcheur est perdue avec le passage du temps ; le message du scribe demeure pendant des années.

L’écriture est un travail manuel

Encore aujourd’hui, alors qu’on privilégie l’écriture au clavier et qu’on délaisse l’écriture au crayon, au stylo ou à la plume, on persiste à qualifier de « manuelle » l’écriture cursive par opposition à l’écriture sur clavier, comme si les doigts ne faisaient pas partie de la main. Quel que soit l’instrument dont on se sert, l’écriture demeure toujours une activité physique, un geste, un geste physique.

On comprend que cet abbé aimait écrire. Celui qui avait peu de tolérance pour les moines qui succombaient aux tentations induites par l’oisiveté, s’employait à trouver des arguments pour justifier son propre plaisir, au nom du service de son dieu :

… mon être entier est plein de ce désir et de ce plaisir d’écrire ( … in solo viget pectore desiderium et amor scriptoris. )

Que ce soit pénible ou plaisant, une corvée ou une jouissance, l’écriture est un travail physique. C’est ma main qui dirige cette plume qui trace son sillage d’encre sur une feuille de papier. Ce sont mes doigts qui dansent sur mon clavier.

Tous les scribes, écrivains ou commis, le savent : l’écriture est une parole ou une pensée rendue visible.

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Lors de ma visite du Musée Paul Valéry à Sète il y a quatre ans, j’ai été ému en contemplant une photo de Paul Valéry tenant une plume dans sa main. ( On trouve une photo sur les mains de Valéry dans la collection en ligne des photos de l’Art Institute of Chicago. )

Valéry a beaucoup réfléchi sur le rôle des mains qui exécutent le travail de l’esprit. Selon l’auteur du Cimetière marin,

« … l’œuvre de l’esprit n’existe qu’en acte ».

Dans cette même veine, il y a une vingtaine de siècles, l’écrivain latin Suétone a décrit les écrits « manuscrits » de l’empereur romain Néron :

« J’ai eu en mains de petites tablettes et des notes où se lisaient des vers très célèbres de lui, tracés de sa propre main et non point copiés ou écrits sous la dictée : c’était évidemment l’œuvre d’un auteur qui réfléchit et compose, tant on y voyait des grattages, d’additions et de surcharges. »

Suzanne Jacob ( Écrire, comment et pourquoi, Éditions Trois Pistoles, 2002 ) enchérit en témoignant de sa propre expérience de l’écriture :

« … il me semble que pour comprendre ce qui m’arrive, il me faudrait cesser d’écrire. Sauf qu’il ne suffit pas d’avoir enfermé les crayons et les stylos dans l’étui, ni d’avoir éteint toutes les lampes pour cesser d’écrire. L’écriture quitte-t-elle jamais l’écrivain. »

« …je finirais par prendre conscience que cet arrêt du cœur et cette chute du corps hors de la langue se sont produits et se reproduisent chaque fois que je suis sur le point de mettre un terme à l’errance des pensées, à leur interminable flottement, en les obligeant à passer de leur vie aérienne ou marine à la vie de plomb et d’encre qui l’écrit. »

Quelques dizaines de pages plus loin, elle poursuit :

« On dit qu’il faut plonger. C’est le contraire. Il faut faire surface. Il faut se hisser dans l’appétit des outils, crayon, clavier, écran, papier. Il faut faire ce choix : celui de passer à la hauteur rebutante de l’acte d’écrire. C’est de l’acte lui-même, de sa lenteur rebutante, que naîtra ce quelqu’un qui n’est personne, dont l’écoute est indélogeable de l’écrit, qui ne peut être créé que par l’acte qui l’engendre, en ce lieu où une lenteur rebutante parvient à rabattre au sol les vitesses les plus dévergondées… »

Contrairement à ce que Jacob peut suggérer, Pétrarque ( 1304- 1374 ) considérait pour sa part l’écriture comme un plaisir puissant ( ferrea voluptas ) qui lui rendait le papier, la plume et l’encre plus agréables que le sommeil :

« Rien n’est plus léger qu’une plume, ni plus heureux ; les autres plaisirs sont éphémères, et leurs ravissements nocifs. La plume apporte la joie quand on la prend en main, et la satisfaction quand on la dépose. »

Plus près de nous, Roland Barthes se demande pourquoi il aime écrire. Il n’est que le dernier à témoigner de ce plaisir, semblable à celui que le musicien éprouve à toucher à son instrument, ou le peintre à tenir son pinceau. Est-ce l’acte même de création ? Il n’empêche que pour s’exprimer, l’acte de création doit passer par le corps. À l’instar de Pétrarque, décrivant l’acte même d’écrire, Barthes observe que « ce plaisir doit être ancien », avant de conclure :

« … écrire n’est pas seulement une activité technique, c’est aussi une pratique corporelle de jouissance » ( Préface à la Civilisation de l’écriture, Druet et Grégoire, Fayard, 1980 )

Depuis les débuts de l’écriture, il n’y a pas que les « écrivains » qui se sont livrés à l’exercice de « cette jouissance ». Des chercheurs, dont Christiane Desroches-Noblecourt entre autres, ( Éloge du scribe, dans L’Écriture, mémoire des hommes, Georges Jean, Gallimard, 1987 ), rapportent avoir lu de nombreux témoignages de « scribes » de l’ancienne Égypte ; d’autres rapportent les témoignages de moines qui soupiraient en s’astreignant à copier la parole de Dieu dans les monastères.

On peut se demander combien de fois les scribes ou les copistes n’ont-ils pas rêvé d’utiliser leurs instruments pour écrire, rédiger ce qu’ils couvaient dans leur cœur tout autant que dans leur esprit.

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