Conjuguer ses histoires… pour la suite du monde (3)

Il y a un mois, Radio Canada a lancé une nouvelle série d’émissions, Qui êtes-vous?. Je suis convaincu que cette série témoignera de l’intérêt de beaucoup d’entre nous pour la généalogie. Quiconque passe le moindrement de temps à remonter le temps à la recherche de ses ancêtres constate rapidement à quel point la généalogie est un passe-temps très populaire. Nous sommes tous intéressés à savoir qui nous sommes. Nous voulons connaître nos histoires.

Au cours de la première émission, l’animateur bien connu de jeux télévisés, Patrice L’Écuyer est visiblement touché de se rendre compte que l’histoire de sa famille est inscrite dans celle de notre nation. Je suis persuadé que beaucoup de téléspectateurs ont partagé ses émotions, à chaque étape de ses découvertes ; lorsqu’il s’interroge sur le rôle que son ancêtre aurait pu jouer au cours de la Rébellion de 1837-1838 ; lorsqu’il apprend que Jeanne Mance, qu’on considère comme la cofondatrice de Montréal, a signé à titre de témoin l’acte de mariage de son premier ancêtre en terre d’Amérique, il y a environ 350 ans.

C’est surtout la conclusion à laquelle il arrive, à titre de grand-père, au terme de son expérience qui m’a touché : considérant ce que ses ancêtres ont vécu et ce qu’ils lui ont légué, il prend conscience de la responsabilité qu’il lui incombe à l’égard de l’avenir de ses propres enfants. Qu’est-ce que je vais leur léguer ?

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À la recherche de mes origines

En me promenant dans les dédales de l’Internet, j’ai été surpris de trouver aussi facilement tous les renseignements que j’ai pu recueillir sur mes origines en terre d’Amérique. Toutefois, il n’est pas nécessairement aussi facile de débrouiller la masse d’information qu’on y découvre : beaucoup d’information contradictoire, partielle, incomplète, à l’évidence parfois même fausse.

Une autre dimension s’impose en faisant cet exercice : il devient évident qu’il importe de connaître notre histoire nationale et sociale pour bien comprendre comment se conjuguent nos histoires, personnelles, familiales, sociales et nationales : qu’est-ce que le Massacre de Lachine ? et qui est Jeanne Mance ?

Comme je l’ai évoqué dans ma chronique précédente, la controverse qui a cours au Québec depuis quelques mois sur l’enseignement de l’histoire dans nos écoles suscite des interrogations. Comment nos ancêtres ont-ils vécu, au quotidien, leur présent, notre histoire, dont ils n’avaient pas toujours conscience qu’ils la créaient ?

Par exemple, dans bien des régions du Québec, on maintient encore vivant le souvenir du passage des troupes anglaises de Wolfe en 1759, sur les deux rives du Saint-Laurent, de Lotbinière jusqu’à Kamouraska, ainsi que sur la côte de Beaupré, à Baie Saint-Paul et à La Malbaie. L’année des Anglais, c’est l’année où on a brûlé les récoltes, les maisons, et que les habitants ont dû trouver refuge dans les bois, au pied des Appalaches, où ils ont pu compter sur l’appui des Amérindiens pour survivre.

Dans le cas de mes aïeuls, comment ont-ils vécu le tragique événement du Massacre de Lachine ? Comment Pierre Jamme, marié depuis six mois seulement, a-t-il réagi à la disparition de sa belle-famille, et de sa jeune femme, suite à cet événement ? Comment sa jeune femme, Marie-Madeleine, a-t-elle vécu le meurtre de ses parents et sa propre captivité, en compagnie de son jeune frère et de ses deux jeunes sœurs, chez les Iroquois, pendant toute une décennie ? Le Massacre de Lachine, un fait historique dans mes livres d’histoire au primaire et au secondaire, est devenu récemment pour moi une histoire familiale — c’est comme si on l’avait animée, qu’on y avait ajouté une profondeur que je ne pouvais lui soupçonner lorsque j’étais plus jeune ; au regard du vieillard que je deviens, cette histoire prend du relief et de la couleur, comme un tableau qui acquiert de nouvelles dimensions… Ce n’est plus, comme ce le fut pour moi à l’école primaire, il y a une cinquantaine d’années, une question d’examen dans un cours d’histoire « chronologique ».

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Au cours de mes recherches, j’ai découvert que ma famille s’est ramifiée pour s’étendre sur tout le continent de l’Amérique du nord. J’ai lu plusieurs récits sur notre ancêtre commun, Pierre Jamme dit Carrière.

Ce qui m’a le plus surpris, c’est la série de chroniques qu’une américaine, Rebecca Carrier, a rédigées sur sur l’histoire de Pierre Jamme et Marie-Madeleine Barbary. Cette romancière est, comme moi, une descendante de notre aïeul. Elle a consacré une année entière à effectuer des recherches pour répondre aux questions qui l’intriguaient ; les mêmes questions que je me suis posées. Elle a rédigé une série de textes sur le résultat de ses recherches sur son carnet électronique The Writing Life, au cours d’une période de plusieurs mois, il y a trois ans. Sa recherche se concentre sur l’épisode qui tourne autour du drame du Massacre de Lachine.

Comment comprendre toutes ces histoires de famille, qui s’insèrent dans celle de la nation ? Il est vrai que l’histoire, telle qu’on nous l’enseignait il y a un demi-siècle, ne nous permettait pas de bien saisir ce qu’elle signifiait pour chacun d’entre nous. L’histoire chronologique des principaux événements qui ont modelé notre histoire collective n’est pas uniquement celle de « grands hommes » qu’on nous présentait comme des héros, ou des traîtres, selon le cas… Derrière ces personnages, il y avait la multitude d’hommes et de femmes qui participaient à cette épopée ; qui vivaient au jour le jour, à construire ce qui est devenu, couche par couche, génération après génération, le présent que nous vivons aujourd’hui. Ma recherche sur cette question de l’enseignement de l’histoire ne me convainc pas que l’histoire qu’on enseigne aujourd’hui dans nos écoles permet de mieux comprendre le présent, ce que nous vivons aujourd’hui, si on la compare à celle que j’ai apprise lorsque j’étais plus jeune.

Lorsque je raconte l’histoire de Pierre Jamme dit Carrière et de sa femme Marie-Madeleine en quelques mots succincts, leur séparation l’un de l’autre pendant une décennie suite au Massacre de Lachine, je me rends compte que beaucoup de gens ne savent pas de quoi je parle ; on ne saisit pas vraiment toutes les dimensions de ce drame. De plus, j’ai conscience qu’il me faut être prudent à la racontant ; prudent, en ayant conscience qu’il ne s’agit pas de blâmer les Iroquois, de renforcer des préjugés qui ont trop souvent encore cours au sujet de nos concitoyens des premières nations d’Amérique. Rebecca Carrier réussit très bien à raconter l’histoire de Pierre et Marie-Madeleine sans verser dans des jugements réducteurs ou hâtifs. Il faut apprendre à connaître le contexte au sein duquel nous ancêtres ont évolué.

Prenons l’exemple de Patrice L’Écuyer, qui découvre que son ancêtre, qui a participé à la Rébellion des Patriotes il y a presque deux siècles, avait fait une déposition qui incriminait un de ses voisins. Heureusement, les historiens qui l’ont accompagné dans sa quête de vérité, lui ont expliqué qu’il fallait être prudent en interprétant les renseignements qu’on peut recueillir sur nos ancêtres. Il faut prendre garde de ne pas juger trop hâtivement. La société d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier.

D’autre part, dans un texte rédigé pour répondre aux questions soulevés par la télédiffusion de cette émission sur les ancêtres de Patrice L’Écuyer, Gilles Laporte rapporte qu’un grand nombre de personnes ont communiqué avec lui pour avoir plus de renseignements sur ces événements. Il explique pourquoi les événements de 1837-1838 sont si importants :

Disons d’abord que si vos aïeux vivaient au Québec au XIXe siècle, il y a de fortes chances que l’un d’eux ait été touché par ces événements, soit par le biais d’activités politiques, lors des événements militaires ou suite à la terrible répression exercée par l’armée anglaise. On peut évaluer à environ 30 000 le nombre d’hommes impliqués de près ou de loin, ce qui comprend surement un de vos ancêtres, en particulier s’il habitait le sud du Québec. Il aura cependant eu à choisir son camp, soit avec les patriotes, soit avec leurs adversaires, les loyaux fidèles à la couronne britannique.

Gilles Laporte s’exprime exclusivement au masculin. Mais je suis convaincu que ces hommes n’agissaient pas sans tenir compte de leur famille. Tous les membres de la famille, hommes et femmes de toutes les générations ont été touchés par ces événements. Comme on l’a expliqué à Patrice L’Écuyer, nos ancêtres ont agit dans le cadre de circonstances qu’ils ne maîtrisaient pas complètement, selon des impératifs et des contraintes, sociales et culturelles, auxquelles ils se soumettaient plus ou moins volontairement. Est-ce si différent aujourd’hui ?

Occulter les événements marquants de notre histoire constitue un parti pris en soi… un parti pris intéressé qui ne veut pas s’avouer tel. Ne pas en être conscient, ou pire, choisir de l’ignorer revient à se comporter de façon irresponsable. Quel que soit le prétexte, ou la justification, c’est l’équivalent de fausser la vérité sur nous-même. C’est se mentir à soi-même. C’est déformer le regard que nous portons sur nous-mêmes.

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Cette controverse au sujet de l’enseignement de l’histoire est révélatrice en soi de l’ambiguïté et de l’irrésolution que nous maintenons quant à notre état d’être et à notre avenir collectif.

L’histoire ne se conjugue pas uniquement au passé ou, comme il semble qu’on le fasse aujourd’hui à l’école, au présent. L’histoire, notre histoire, nos histoires, y compris celles qu’ont ajouté ceux qui ont choisi d’unir leur destin au nôtre, se rédigent dans une continuité, qui prend racine dans la nuit des temps et qui se prolonge dans celle à venir des enfants de nos petits-enfants.

Nous pouvons choisir de la forger à l’image qui nous ressemble, au lieu de la laisser prendre la forme que lui donnerait une main invisible.

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