De la démesure

Dès la fin de l’avant-midi de la première journée de travail de l’année, avant leur lunch, les grands patrons des plus grandes compagnies canadiennes auront empoché autant d’argent que ce que les salariés canadiens gagneront en moyenne au cours de toute l’année. C’est ce que nous révèle un tableau publié par le Centre canadien de politique alternative. Depuis plus de trois décennies, cet écart de revenus entre les plus riches et le salarié moyen s’accentue non seulement au Canada, mais un peu partout dans le monde occidental.

On peine à comprendre ce qui justifie cette évolution au sein de notre société.

Qu’est-ce qui peut bien motiver quelqu’un à vouloir accumuler autant de richesse, beaucoup plus d’argent qu’il est nécessaire pour vivre confortablement, aujourd’hui et demain, jusqu’au dernier jour de sa vie ? sinon que la démesure, ce que les Grecs de l’Antiquité appelaient hybris ?

En interrogeant les spécialistes, on obtient une grand variété de réponses, plus ou moins complexes, tout aussi valables les unes que les autres. Le politicologue nous éclairera sur les aspects politiques de la question ; certains économistes ajouteront que ce sont les lois et les forces des marchés qui expliquent cette tendance, tandis que d’autres attireront notre attention sur les politiques fiscales et la tendance à la financiarisation de l’économie dans un contexte de mondialisation.

Mais, approfondissons un peu plus. En débroussaillant le tout, ne peut-on pas se poser la question suivante : l’état de crise que nous subissons depuis des années n’est-il pas, fondamentalement, de nature morale ?

Une colère qui ne dérougit pas
Une colère qui ne dérougit pas

L’histoire se répète

De plus en plus de gens estiment qu’on ne pourra pas maintenir la tendance actuelle encore très longtemps.

Certains, tel que Pierre Langlois, un employé à la retraite de la Régie des rentes du Québec, soutiennent que les politiques fiscales qui ont été adoptées depuis quelques décennies ont favorisé les plus nantis aux dépens du reste de la société. L’ hypothèse de Langlois n’explique pas tout : ce n’est, à mon avis, qu’une des multiples dimensions des problèmes économiques qui nous accablent.

Il y eu un transfert énorme de la richesse des plus pauvres vers les plus riches depuis une trentaine d’années. D’autres, et non des moindres, tel l’économiste et chroniqueur du New Times, Paul Krugman, nous préviennent que cette inégalité croissante entre les riches et les pauvres est carrément dangereuse. Les inégalités économiques et sociales entre les citoyens dans un pays provoquent des fractures sociales profondes et nocives, qu’il sera difficile de réparer.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’avidité et la cupidité des plus nantis, quels qu’ils soient, où qu’ils se trouvent dans le monde, provoquent des crises et des bouleversements sociaux.

Les historiens nous apprennent qu’à la fin du 19è siècle, un petit nombre d’entrepreneurs, les Vanderbilt, Roosevelt, Carnegie, Morgan, ont érigé des empires financiers et industriels qui dominaient des secteurs industriels entiers. Leurs manières de faire, leurs méthodes étaient discutables. Ils étaient indifférents aux conséquences de leurs actes, ruinant les uns, manipulant les marchés à leurs fins, afin d’accumuler des fortunes énormes. Jusqu’à ce que des politiciens interviennent pour briser les monopoles. Quelques années plus tard, dans le sillage de la Grande dépression des années 30, les politiciens sont encore une fois intervenus pour imposer des contraintes sévères et des balises claires, afin de contrôler les excès des financiers et des industriels.

Depuis plus d’une trentaine d’années, on a l’impression que l’histoire se répète. On a retiré la clef de voûte, les murs de soutien et les poutres qui retenaient et assuraient l’équilibre de la structure de l’édifice économique. On a dérèglementé de larges secteurs de l’économie et on a relâché certaines des contraintes qui empêchaient ou limitaient les excès depuis un peu plus d’un demi-siècle. Ce relâchement a coïncidé, il est vrai, avec une nouvelle révolution technologique et industrielle, la robotique mariée à la télématique, qui a bousculé des façons de faire, détruit et délocalisé le travail. De plus, cette nouvelle technologie a facilité la mise-en-place de nouvelles procédures et l’exécution de nouveaux types de transactions qui, bien qu’elles soient légales, sont souvent discutables sur un plan éthique.

L’irresponsabilité des psychopathes qui nous dirigent

C’est un conte moral, une étude de mœurs sous forme de roman, et non pas un essai, une étude documentaire ou un reportage journalistique, que l’écrivain Tom Wolfe a signé, il y un quart de siècle : The Bonfire of the Vanities. Il nous y traçait le portrait d’un de ces nouveaux maîtres de l’univers, les courtiers qui régnaient et qui règnent toujours dans les bureaux des grandes institutions financières de Wall Street, et qui se croient tout permis.

Wolfe a pressenti l’époque. L’énumération de tous les scandales financiers qui ont ponctué l’actualité depuis quelques années serait longue : évoquons les opérations frauduleuses perpétrées chez Enron et par Madoff aux États-Unis, chez Nortel et Norbourg au Canada et au Québec, etc. C’est un autre scandale, une fraude d’une ampleur inimaginable, qui a déclenché la Crise de 2008 : l’explosion de la bulle immobilière.

Le personnage principal du film The Wolf of Wall Street incarne certains individus qui ont été jugés et condamnés dans des procès institués suite à des enquêtes sur divers scandales financiers. Christina McDowell, une victime d’un tel individu a remis en question l’approche de ce film, qui valorise, à son avis, des comportements qu’elle associe à une forme de psychopathie.

Un article publié il y a deux ans dans une revue destinée aux professionnels de la finance soutenait qu’on trouvait dans les rangs de la profession un pourcentage élevé de gens qui manifestaient des comportements qu’on associerait à la psychopathie – irresponsabilité, narcissisme, absence d’empathie, manipulation, impulsivité et agressivité, insouciance à l’égard de ceux qui pourraient être des victimes d’actes iniques… Certains opineraient qu’on observe certains de ces comportements chez certains politiciens qui nous dirigent et je vous laisse le loisir d’en juger.

Il est difficile de s’imaginer l’univers au sein duquel les maîtres de l’univers évoluent : le témoignage suivant est éloquent. Sam Polk n’avait pas encore trente ans ; il récoltait des revenus qu’il n’aurait jamais imaginé pouvoir accumuler au cours de toute une vie et pourtant, il n’était toujours pas comblé. Il explique comment l’environnement même encourage ce type de comportement.

La plupart des dirigeants de ces grandes organisations se parent de bonnes intentions : ils estiment agir en fonction de l’intérêt de leurs investisseurs en visant le meilleur rendement pour leurs actions. Il faut admettre que les pontifes de la « science » économique orthodoxe leur fournissent de bons arguments. On nous a fait accroire qu’il faut créer de la richesse pour la partager, alors qu’on accapare la richesse qu’on a créée pour la concentrer dans les mains d’un petit nombre. Ceux qui le pourraient hésitent beaucoup à dégonfler de telles mascarades. Et on ne leur offre pas non plus les porte-voix pour le faire. Vous ne verrez pas souvent des témoignages qui contredisent les dogmes de l’idéologie dominante dans les pages financières ou d’affaires de nos médias de masse.

Un observateur expérimenté des marchés financiers a décrit les mécanismes qui ont permis à ce genre de personnalité de se hisser dans des postes de direction. Il n’hésite pas à affirmer que ce sont des psychopathes qui doivent porter la responsabilité d’avoir provoqué la crise financière qui nous afflige encore aujourd’hui.

Il faudrait bien, un jour, dire tout haut que « l’empereur est nu », que ces maîtres de l’univers utilisent l’argent de nos économies et de nos fonds de pension ( régimes de pension, REER, fonds mutuels, régimes d’assurance, et autres actifs financiers ) pour spéculer avec pour principal objectif d’optimiser leurs propres gains, leur propre rendement personnel, quelles que soient les conséquences des transactions financières qu’ils effectuent supposément en notre nom.

Mais qui sera le premier à affirmer que l’empereur est nu ?

Qui peut se targuer d’être innocent, d’être en mesure de pouvoir lancer la première pierre dans une lapidation non seulement des coupables, mais aussi de ceux qui en ont été les complices ? Qui a la conscience tranquille ?
Les formes de la tricherie sont très nombreuses et nous sommes collectivement très tolérants à cet égard : évasion et évitement fiscal, « … manipulations comptables, rejets de substances toxiques, surfacturations, manipulations des appels d’offre, dessous de table, parjures, destruction des terres, baisser la rémunération de ses ouvriers pour augmenter ses profits, vendre des produits de mauvaise qualité ou à fin prédéterminée, produire des produits dangereux, retarder le paiement des sous-traitants pour les affaiblir… »

Qui n’a pas fermé les yeux pour éviter d’être témoin de comportements répréhensibles – manipulations à quelque niveau que ce soit, fraude, corruption, etc. – au sein d’une organisation ? Peu d’entre nous se renseignent sur comment on gère et quelle utilisation on fait de nos économies ( fonds mutuels, régime de retraite… ). C’est en notre nom que, sous prétexte d’obtenir un rendement supérieur pour notre fonds de pension, on a été complice ( sans le savoir, parce qu’on ne voulait pas le savoir ), de démantèlement d’entreprises, de fermetures d’usines, de délocalisation, et j’en passe…

Ce qui est le plus troublant, c’est le résultat d’expériences qui ont été menées et qui démontrent que peu d’entre nous résisterait aux tentations, si nous nous trouvions dans une situation qui s’y prêterait. Bien entendu, ce genre d’expérience peut difficilement se comparer à des contextes où les enjeux sont beaucoup plus importants.

La question demeure : pourquoi avons-nous presque tous tendance à accumuler tant de biens… beaucoup plus que ce nous pouvons consommer, même si cela ne nous rend pas plus heureux ?

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