
… Et dussé-je m’exposer au zèle du Comité de Protection Civile, je vous ferai savoir que, à fleur de Montréal, à quelques pas de la Place d’Armes, passe le fleuve Saint-Laurent.
Évidemment, je n’apprends rien aux étrangers qui sont renseignés, eux, par le fait qu’ils ont dû payer un péage pour arriver à Montréal : or qui dit péage dit pont, et qui dit pont dit ou rivière ou promesse électorale. Mais je suis sûr que la majorité des vrais Montréalais, ceux qui n’ont jamais éprouvé le besoin d’aller admirer les mollets aguichants des Québécoises ou les eaux glaciales de la baie des Chaleurs, apprendront avec stupeur que le Saint-Laurent est à nos portes et qu’on le leur a toujours caché. Qu’est-ce donc que ce Saint-Laurent ?
C’est d’abord un cours d’eau et magnifique. C’est le beau Saint-Laurent, le prestigieux, l’historique Saint-Laurent, le fleuve géant, près duquel le Canadien grandit en espérant ; c’est son majestueux cours que l’étranger voit avec un œil d’envie, à ce point qu’il serait, paraît-il, question d’en faire cadeau aux États-Unis.
En attendant, il nous est loisible de franchir le fleuve en montant sur le pont dit Jacques-Cartier. Mais n’allez pas croire que ce pont ait été justement construit pour permettre aux Montréalais, qui le traversent en leur voiture, de voir le fleuve à peu de frais. Pas le moins du monde.
… Il y a quelque temps, vous eussiez pu à la rigueur, bravant les odeurs familières du marché et les escarbilles des locomotives du Port, vous glisser par les ruelles tortueuses, passer entre les camions qui font à Notre-Dame de Bonsecours une anachronique couronne. Traversant les voies de chemin de fer, puis une muraille défensive, vous fûtes arrivé sur les quais. Mais depuis que l’Italie triomphe sur les mers de la façon que vous le savez, on a eu le soin de placer des gardes aux abords de notre fleuve. Et si vous demandez à l’un de ces agents : « S’il vous plaît, pourriez-vous m’indiquer où est le fleuve Saint-Laurent ? » Il vous répondra : « Monsieur, adressez-vous au bureau. »
Ringuet, Perversion municipale, 1942
Le texte cité ci-haut a été publié en 1942 par la Société des écrivains canadiens dans un recueil de textes intitulé Ville, Ô ma ville, pour célébrer le tricentenaire de la fondation de Montréal.
L’auteur, Ringuet, pseudonyme de Philippe Panneton, est mieux connu pour son roman Trente arpents, qui a marqué son époque en raison de son évocation du passé rural du Canada-français, qui était en voie de transformation profonde. Le style du texte de Ringuet contraste avec la plupart des autres textes du recueil. Comme on le souligne dans une autre anthologie, publiée un demi-siècle plus tard, Montréal en prose – 1892-1992 ( L’Hexagone ), on remarque que le texte de Ringuet jette un « regard décapant sur la ville », un regard contemporain que se démarque de la plupart des autres textes du recueil de 1942, qui se réfugient beaucoup plus dans le passé.

Rappelons qu’en 1942, le pont Jacques-Cartier ne relie Montréal à Longueil que depuis une douzaine d’années seulement. Pendant une trentaine d’années, il a fallu payer pour le traverser. Un quart de siècle plus tard, on a construit un autre pont, le pont Champlain, un peu plus au sud ; les utilisateurs de ce dernier ont dû payer pour le traverser pendant une longue période de temps. Le pont Champlain sera démoli, d’ici peu nous a-t-on promis, aussitôt qu’on l’aura remplacé par un nouveau pont ; mais on devra, encore une fois, payer à nouveau pour traverser ce nouveau pont.
Le Canada est, à l’époque de la rédaction du texte de Ringuet, en guerre contre l’Allemagne et l’Italie. Soulignons enfin qu’à la même époque, l’élévateur à grain no. 2, situé derrière le Marché Bonsecours, cache le fleuve au regard des Montréalais. On a, depuis moins d’un quart de siècle, dégagé une partie du fleuve pour le rendre accessible à la population.
Il n’en demeure pas moins, qu’aujourd’hui encore, le Port de Montréal occupe les rives du fleuve depuis le quai de l’Horloge jusqu’au-delà du pont-tunnel Hyppolite-Lafontaine. Il est difficile de voir le fleuve, de n’importe quel point de vue, tout le long du port, à une exception près, celui du Parc Bellerive. Aussi, encore aujourd’hui, la plupart des Montréalais n’ont pas réellement conscience de vivre sur une ile. On le leur a caché pendant plus d’un siècle et demi.
Wonderful painting and an interesting photo of the Port de Montreal.
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Superbe photo, la peinture et belle.
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Intéressant, pertinent, etc. Avec un beau Fortin de surcroit! Merci. Notre fleuve aux grandes eaux a été trop longtemps limité au transport du côté de Montréal. J’apprécie beaucoup le parc de la Promenade Bellerive qui nous y donne accès. Autrement, Verdun a aussi des berges accessibles.
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