… des légions aussi paperassières qu’une troupe moderne !

Des bataillons armés
… des armées de plumes au service des empires … On se servait de plumes métalliques, un produit de la Révolution industrielle du 19è siècle, dans toutes les grandes administrations, tant publiques que privées, jusqu’à la fin des années 40 au siècle dernier.

Le système technique et économique qui soutenait la production et la diffusion de l’écrit était déjà très élaboré à l’époque de l’Empire romain.

Un millénaire après le déclin de cet Empire, ces processus changent radicalement suite à l’avènement de l’imprimerie. Néanmoins, ses fondements subsistent : la plume d’oiseau demeure le pilier de l’écrit en Occident. Puis, l’évolution des systèmes techniques s’accélère à partir de la révolution industrielle ; celle-ci permet la constitution de grandes entreprises de presse et d’édition depuis deux derniers siècles.

À nouveau, depuis guère plus d’un quart de siècle, l’écrit est en train de muter. Une nouvelle révolution technologique suscite une autre transformation, aussi importante que celle qui a découlé du développement de l’alphabet, puis de celle de l’imprimerie.

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Tout le système politique, administratif et militaire romain reposait sur une culture de l’écrit. Dans son livre Le métier de citoyen dans la Rome républicaine ( Gallimard, Paris, 1976 ), Claude Nicolet décrit les nombreux indices qui témoignent d’une participation élevée aux activités de la vie collective des membres de la société romaine — inscriptions publiques, affiches, enseignes, pancartes, graffitis sur les murs, comme en témoignent les ruines de Pompéi. Selon Nicolet, ces indices nous permettent de déduire qu’il y avait un taux élevé d’alphabétisme dans cette société, non seulement parmi les citoyens, mais aussi chez les esclaves, les gladiateurs, même les soldats des légions, jusqu’aux confins de l’Empire… Les légions romaines étaient …

… aussi paperassières qu’une troupe moderne.

Une armée d’esclaves travaillaient au sein d’une véritable bureaucratie, à produire les documents nécessaires à l’administration d’un gouvernement complexe, qui étendait son pouvoir sur une vaste étendue géographique, du mur d’Hadrien à la frontière de l’Écosse moderne, jusqu’à la Syrie contemporaine. L’établissement du réseau des grandes routes qui sillonnaient les immenses territoires de l’Empire a facilité la circulation de ces « documents », ainsi que le développement d’un ensemble de réseaux sociaux. L’écrit, tout autant que le glaive des légionnaires, constituait le ciment de l’Empire romain.

La plupart de ces documents étaient rédigés à la main, soit sur des tablettes de bois couvertes de cire molle pour la prise de notes, soit sur du papyrus pour les documents officiels et les archives. Parallèlement, du début de la République jusqu’au déclin de l’Empire, toutes les grandes œuvres de la littérature latine — Virgile, Horace et Ovide, Tite-Live et Pline le Jeune — ont été « produites » et diffusées dans le cadre de ce système matériel d’écriture.

Or la matière première du papyrus, dérivée de la plante du même nom, ne poussait qu’en Égypte. Le papyrus demeure une denrée rare et précieuse, réservée principalement à l’administration publique, de sorte que seuls les riches pouvaient se permettre de collectionner des livres.

Ainsi, la production littéraire qui émanait de l’Empire ne pouvait pas survivre à son effondrement. Ce qu’il restait de la civilisation gréco-romaine a vivoté pendant des siècles suite à son déclin social et militaire. Les monastères chrétiens ont récupéré l’écriture ; les moines ont choisi ce qu’ils voulaient conservé de l’héritage littéraire de Rome, tout en laissant tomber de vastes pans de celui-ci dans l’oubli. Simultanément, ils ont substitué le parchemin au papyrus et adopté la plume d’oiseau afin de consacrer l’écriture à la conservation et à la diffusion de la parole de Dieu.

Ce n’est qu’un millénaire plus tard que la civilisation occidentale renaîtra de ses cendres. Toutefois, depuis les balbutiements des premiers humanistes en Italie à la fin du Moyen-Àge, jusqu’à l’épanouissement de la période classique en France, cette renaissance prendra du temps.

Lorsque les jeunes hommes issus des familles de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie de l’Europe de l’Ouest entreprennent leur Grand Tour de l’Europe et parcourent l’Italie vers les années 1830, 1840, le Colisée de Rome est toujours recouvert de végétation — arbustes, buissons, ronces, herbes et fleurs … Les poètes romantiques l’ont contemplé tandis que leurs amis peintres en ont fait des tableaux plus bucoliques. Néanmoins, l’Europe avait déjà repris son élan et avait déjà commencé à s’imposer sur toute la planète.

La civilisation occidentale semble invulnérable aujourd’hui. Et pourtant…

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C’est en étudiant l’évolution de l’écriture depuis quelques années que j’ai pris graduellement conscience de l’unité de la civilisation occidentale, telle qu’exprimée par l’écriture latine, au-delà de toutes les différences linguistiques. Il est facile de retenir les différences « culturelles » et des aires linguistiques dans chaque région de l’Europe, tout en perdant de vue le tronc commun de ses valeurs fondamentales.

Le regard distant que l’on pose sur les civilisations orientales — la Chine, l’Inde –, conjugué au fait qu’on les connait moins bien, nous permet de distinguer plus facilement la continuité de leur évolution. Pourtant, ces civilisations ont connu des périodes creuses, suivies de renaissances… tout comme l’occidentale.

Ce qui devrait nous porter à nous interroger : qu’est-ce qui empêcherait un effondrement semblable à ceux des déclins passés ? Plusieurs observateurs s’inquiètent de la vulnérabilité de nos systèmes techniques de communication moderne.

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Dans son étude sur l’évolution de l’écriture en Occident, Histoire et pouvoirs de l’écrit ( Albin Michel, 1996 ), Henri-Jean Martin souligne, à l’instar de Paul Valéry, que

Plus que tout autre, l’étude des supports de l’écrit vient nous rappeler que les grandes civilisations sont mortelles.

Il y a un siècle, au lendemain de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry nous prévenait :

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie.

Paul Valéry, La crise de l’esprit, 1919

4 réflexions sur “… des légions aussi paperassières qu’une troupe moderne !

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