Un voyage dans le temps

Imaginez : il y a environ mille ans, dans la région de Saint-Louis, une ville plus imposante et grande que Londres à la même époque !

On estime qu’environ 20 000 personnes habitaient cette ville, Cahokia, et que celle-ci était entourée de plusieurs agglomérations de moindre importance dans un rayon d’une centaine de kilomètres, à l’est du Mississippi, là où le Missouri coule dans le grand fleuve. Cette ville n’est pas imaginaire ; elle a bel et bien existé.

Depuis plus de trois cents ans, les Français d’abord, puis les Anglais et les Américains par la suite, ne cessent de s’interroger sur la présence de centaines, voire de milliers d’ouvrages en terre, dont certains sont de grande magnitude, disséminés sur l’ensemble des territoires de l’Ohio, de l’Indiana et de l’Illinois. Qui a érigé ces ouvrages ? Pour quelles fins ?

Serpent Mound, Ohio
Serpent Mound, près de Peebles, Ohio : les sinuosités du Serpent indiquent les temps de l’année astronomique — le rythme annuel des équinoxes et solstices, ainsi que des emplacement des levers et des couchers de la lune au cours des saisons…


Depuis deux semaines, je voyage, jour après jour, dans le temps, dans les millénaires de la présence des premiers Américains sur l’ensemble du territoire que draine la  rivière Ohio. Je savais que les ancêtres des peuples Amérindiens avaient laissé leur marque sur ce territoire, bien avant leur rencontre avec les Européens. Je ne savais pas que cette présence avait marqué ce territoire d’une façon aussi évidente, ni aussi étendue, ni depuis aussi longtemps : au moins, sinon plus, 16 000 ans.

Le voyageur qui veut se balader dans ces temps très anciens comme nous l’avons fait, peut choisir plusieurs itinéraires : en tout ou en parties, de l’est vers l’ouest ou vice-versa, dans une région particulière plutôt que sur l’ensemble du territoire. Qu’importe… ! Ce voyageur sera émerveillé devant ces manifestations de la grandeur de l’esprit humain, de sa capacité d’adaptation aux milieux qu’il habite, ainsi que de sa volonté d’apprivoiser son monde, de concevoir et de réaliser des grandes œuvres.

Si ce voyageur est pressé, il peut se limiter à trois, peut-être quatre sites : d’est en ouest, le Meadowcroft Rockshelter en Pennsylvanie ( près de Pittsburgh ), Fort Ancient en Ohio ( entre Columbus et Cincinnati ) et Cahokia, à l’est de Saint-Louis, en Illinois. Le site de Meadowcroft Rockshelter vous amène loin dans le temps, jusqu’au début de l’occupation de l’Amérique par les humains. Les centres d’interprétation historique des sites de Fort Ancient et de Cahokia sont bien conçus et présentent un aperçu de l’ensemble de l’évolution des humains qui ont peuplé et domestiqué l’Amérique avant d’être « découverts » par les Européens.

S’il ou elle peut se le permettre, la personne avide de tout connaître ajoutera un ou deux des sites suivants à son itinéraire, pour suivre les traces des premiers Américains : les sites de Serpent Mound, du Hopewell Culture National Historical Park et ceux des Newark Earthworks en Ohio, ainsi que le parc Angel Mounds à Evanston en Indiana.


Civilisations anciennes - Hopewell Culture National Historical Park 1
Hopewell Culture National Historical Park, secteur Mound City, à Chillicothe, Ohio

Des aménagements paysagés envoûtants

Ces sites ne saisissent pas l’attention comme le feraient d’autres sites… les pyramides aztèques, par exemple, ou des ruines romaines. La photographie peut difficilement rendre justice à l’impression qu’on ressent en s’y promenant. Peu à peu, on devient envoûté, on est saisi par le mystère qui s’en dégage.

Observez la photo ci-haut : un petit remblai de terre s’étire de chaque côté devant les deux arbres. Au loin, plusieurs monticules se dressent dans une grande place. Imaginez un drone avec une caméra qui survolerait les lieux : ce drone vous montrerait que le remblai dessine un grand carré, à angles arrondis, enfermant 23 tumulus funéraires sur une surface de 13 acres. Certains de ces tumulus sont très longs et élevés.

Il y a quatre autres ensembles comme celui-ci autour de la ville de Chillicothe, Ohio. Deux d’entre eux sont fermés au public, pendant qu’on y effectue des fouilles archéologiques et qu’on y exécute des travaux de restauration. Ces terrassements ont été aménagés il y a environ 2 000 ans. Les populations qui les ont réalisés n’utilisaient pas d’outils métalliques ; leurs outils étaient façonnés de bois, de pierre et d’os…Ils libéraient de la terre en se servant de pioches en os ou en pierre, remplissaient des paniers qu’ils vidaient sur les ouvrages en terre qu’ils érigeaient.

Autre surprise : ces populations de la région centrale des terres boisées de l’est du continent nord-américain entretenaient des réseaux étendus d’échanges : des fouilles archéologiques ont permis de déterrer sur ces sites des œuvres d’art faites avec des matériaux provenant d’aussi loin que le Golfe du Mexique au sud, ou de Yellowstone à l’ouest — du cuivre du Lac Supérieur, du mica de la Caroline, des dents d’ours et de l’obsidienne du Wyoming…


Meadowcroft Rockshelter
Meadowcroft Rockshelter

Remontons dans un passé très lointain — 16 000 ans

La première découverte que j’ai faite dans cette exploration des époques de la présence humaine en l’Amérique, c’est que l’humain habite les territoires que nous avons traversés de façon continue depuis plus de 16 000 ans.

Depuis des décennies, les spécialistes s’entendaient : des bandes de chasseurs avaient traversé le détroit de Béring il y a environ 11 000 ans et s’étaient répandues dans les Amériques jusqu’à la Terre de Feu. Les spéculations sur une arrivée antérieure des humains en Amérique du Nord se heurtaient à ce consensus dans les milieux scientifiques.

Or, il y a une quarantaine d’années, des fouilles archéologiques effectuées en Pennsylvanie ont démontré que l’humain était effectivement arrivé quelques millénaires plus tôt. Cette découverte a été accueillie avec beaucoup de scepticisme, mais toutes les vérifications subséquentes ont confirmé que l’humain circule dans les parages depuis seize millénaires.

De plus, les fouilles ont démontré que des humains ont occupé le lieu de Meadowcroft de façon continuelle jusqu’à tout récemment, y compris depuis l’arrivée des Européens, jusqu’au 20è siècle, essentiellement toujours pour les mêmes fins. À l’automne surtout, des petits groupes d’humains y trouvaient un refuge temporaire, pour quelques jours, deux ou trois semaines tout au plus, sous le même abri de roche, dans le cadre d’une migration d’un lieu à un autre, tout près d’un ruisseau. On y recueillait des petits fruits pendant la période de chasse. La première strate des fouilles a permis de déterrer des bouteilles d’alcool datant de quelques décennies. Puis, en creusant un peu plus, on a découvert qu’il y a deux siècles, des Amérindiens cassaient ces bouteilles pour en tailler des pointes de flèches. Et ainsi de suite, strate après strate, pendant des millénaires.

Le site de Meadowcroft Rockshelter comprend aussi une reconstitution d’habitations des premiers pionniers américains dans la région, ainsi qu’une reconstitution d’un « village » amérindien de la région de la Monongahela, un siècle avant le débarquement des Anglais à Jamestown, en Virginie, au début du 17è siècle.

Au Meadowcroft Rochshelter and Historic Village : reconstitution d'un village amérindien de la vallée de la Monongahela, en Pennsylvanie, avant le contact avec les Européens.
Au Meadowcroft Rochshelter and Historic Village : reconstitution d’un village amérindien de la vallée de la Monongahela, en Pennsylvanie, avant le contact avec les Européens.

Cinq grandes époques d’occupation du territoire

On distingue généralement cinq époques d’occupation de la région située au centre du continent entre le Mississippi et les Appalaches. Une première époque qu’on connait très peu, qui succède à la fonte graduelle des glaciers qui s’étendaient jusqu’au sud des Grands Lacs. Une deuxième époque, qu’on appelle archaïque, de 8000 jusqu’à 800 avant JC, marquée par l’adaptation au changement climatique et le nomadisme.

Les populations se sédentarisent partiellement au cours de la troisième époque, soit la première période des traditions ou cultures sylvicoles ( Eastern Woodlands, aussi nommée époque Adena, de la fin de l’époque précédente jusque vers 200 AD ) ; on commence aussi à fabriquer des contenants en poterie pour cuisiner et entreposer des aliments.

La deuxième période des cultures sylvicoles, mieux connue sous le vocable Hopewell, recouvre une partie de la période précédente jusqu’à environ 500 de l’ère chrétienne. Au cours de cette période, on commence à entreprendre et à perfectionner des ouvrages de terrassement de grande envergure. Des centaines de tumulus funéraires marquent tout le territoire. Il n’y a aucune trace archéologique qui indique qu’il y ait eu une rupture entre les périodes antérieure ou postérieure ; on estime que cette transition s’est faite graduellement. C’est au cours de cette période qu’on a développé des réseaux d’échange sur une grande partie du continent.

Deux innovations technologiques distinguent la dernière période de l’époque des cultures des Terres boisées de l’Est ( entre 800 AD, jusqu’à la période du contact avec les Européens ) : la « découverte » et l’apprentissage de la maîtrise de l’arc et des flèches, qui facilite la chasse, et celle de la houe en pierre taillée ( ou pioche ), qui facilite l’agriculture. La céramique est plus élaborée. Les agglomérations urbaines deviennent plus complexes ; on constate l’apparition d’une structure sociale hiérarchique ; les centres urbains sont protégés par des palissades. C’est au cours de cette période que la ville de Cahokia connait son apogée, jusqu’à sa disparition graduelle à partir du début du 14è siècle. Les sites de Angel Mounds et de Fort Ancient datent aussi de cette dernière époque.

L'imposant tertre central de Cahokia, Monk's Mound, domine le paysage environnant. On peut apercevoir le panorama urbain de Saint-Louis, à l'ouest, de la terrasse supérieure de ce monument.
L’imposant tertre central de Cahokia, Monk’s Mound, domine le paysage environnant. On peut apercevoir le panorama urbain de Saint-Louis, à l’ouest, de la terrasse supérieure de ce monument.

La ville de Cahokia témoigne de l’apogée du développement social et technique des cultures sylvicoles. Le tertre principal ( Monk’s Mound en anglais ) qui était le centre social et politique de la ville, dominant une grande place, impressionne. La superficie de sa base est plus grande que celle des pyramides d’Égypte. Sa hauteur dépasse celle des temples mayas. Cette structure impose l’admiration.

Cahokia fait partie, à juste titre, du patrimoine mondial de l’UNESCO aujourd’hui. Mais, comme la plupart de ces sites anciens, il a bien failli disparaître au cours des deux derniers siècles. Des prêtres français s’y étaient installés au 18è siècle, lorsque la province de l’Illinois faisait partie de la Nouvelle-France. Un siècle plus tard, la première route de la jeune république américaine qui a relié les villes de la Côte Atlantique à Saint-Louis, a traversé le site de l’ancienne Cahokia. Il y a moins d’un demi-siècle, des commerces et un cinéma en plein air étaient situés le long de cette première route nationale devenue elle-même « antique ».

Les premiers Européens qui ont parcouru les territoires de l’Ohio, de l’Indiana et de l’Illinois, ont tous été étonnés de trouver ces structures exceptionnelles. Ils les ont trouvé mystérieuses. Le mystère se dissipe graduellement depuis que les archéologues se sont mis à étudier ces sites. Heureusement, un certain nombre d’Américains ont su préserver quelques sites sur l’ensemble du territoire.

Aujourd’hui, les mentalités ont commencé à changer. On reconnait que les membres des nations amérindiennes qu’on méprise encore aujourd’hui sont les descendants des peuples qui ont érigé ces monuments. Rappelons qu’il n’y a pas si longtemps, moins de quelques décennies, on soutenait dans certains milieux que c’était des extra-terrestres qui ont construit les pyramides, et tracé les pistes de Nazca en Amérique du Sud.

Il faut prendre garde lorsqu’on juge les actions des générations précédentes. Ainsi, rappelons qu’on a recyclé bien des monuments anciens partout en Europe, en convertissant des sites dits païens en sites « religieux ». Athènes, Rome et Lyon ont été reconstruites sur les décombres de leurs gloires passées.

Civilisations anciennes - Fort Ancient
Le visiteur qui arrive à Fort Ancient, en Ohio, doit passer à travers une entrée percée entre deux remblais imposants pour se rendre au centre d’accueil.
Dimanche matin, les habitués font un usage contemporain d'une structure plusieurs fois centenaires. On monte et on descend, en courant, plusieurs fois, l'escalier du tumulus principal de Cahokia
Dimanche matin, les habitués font un usage contemporain d’une structure plusieurs fois centenaires. On monte et on descend, en courant, plusieurs fois, l’escalier du tumulus principal de Cahokia. Une ascension conviviale, au rythme de chacun. La vue en haut est époustouflante : apercevoir Saint-Louis à l’ouest.

10 réflexions sur “Un voyage dans le temps

  1. « Aujourd’hui, les mentalités ont commencé à changer. On reconnait que les membres des nations amérindiennes qu’on méprise encore aujourd’hui sont les descendants des peuples qui ont érigé ces monuments. »

    On a encore du chemin à faire…

    Aimé par 1 personne

  2. Merveilleux voyage dans le temps si proche de nous en Amérique et qui aurait pu croire à de telles créativités dans le temps passé, si lointain. Merci de nous partager, très intéressant.

    Aimé par 1 personne

  3. On nous a si peu appris dans nos livres d’histoire…
    C’est fascinant. Ça me donne envie de la faire, moi, cette route. De cette manière-là entre autres, avec le regard posé sur ces civilisations passées qui ont marqué notre continent.
    Merci Fernan. Et bonne suite.

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